Page:Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/661

Cette page n’a pas encore été corrigée

Romains eurent contre eux tous ces désavantages ; et, comme s’il eût tenu le ciel même à sa disposition, il se donna pour auxiliaire le vent, la poussière, le soleil. Aussi deux grandes armées furent taillées en pièces, et l’ennemi s’assouvit de carnage jusqu’à ce qu’Annibal enfin dît à ses soldats : « Ne frappez plus ». De nos généraux, l’un survécut, l’autre fut tué ; on ne sait lequel montra la plus grande âme. Paulus rougit de vivre ; Varron ne désespéra pas (21). L’Aufide[1], quelque temps ensanglanté, un pont de cadavres élevé, par l’ordre d’Annibal, sur le torrent de Vergelles (22), deux boisseaux d’anneaux envoyés à Carthage, et les pertes de la dignité équestre évaluées à cette mesure, furent les témoignages de notre défaite (23).

Nul doute que Rome ne touchât à sa dernière heure, et qu’Annibal ne pût, dans cinq jours, manger au Capitole, si, selon le mot qu’on attribue à Adherbal[2], fils de Bomilcar, Annibal eût su profiter de la victoire aussi bien qu’il savait vaincre. Mais, comme on l’a souvent répété, ou le destin de la ville à qui était réservé l’empire, ou le mauvais génie d’Annibal, et les dieux ennemis de Carthage, l’entraînèrent ailleurs. Alors qu’il pouvait user de la victoire, il aima mieux en jouir (24) ; et, laissant Rome, il se mit à parcourir les champs de Capoue et Tarente, où s’éteignit bientôt son ardeur avec celle de son armée. Ainsi l’on a dit avec raison que, dans Capoue, Annibal avait trouvé Cannes (25). Celui que les Alpes n’avaient pu vaincre, ni nos armes dompter, fut soumis, qui le croirait ? par le soleil de la Campanie et par les tièdes fontaines de Baïes.

Cependant le Romain respire et semble sortir du tombeau. Il était sans armes, il arrache celle des temples. Les jeunes manquaient : il affranchit et enrôle les esclaves ; le trésor public était vide ; le sénat s’empresse d’y porter publiquement ses richesses, et chacun ne se réserve d’autre or que celui des bulles[3], et d’un seul anneau. Les chevaliers suivent cet exemple, et les tribus imitent les chevaliers. Telle est enfin, sous les consuls Lévinus et Marcellus, la multitude des offrandes particulières portées au trésor public, qu’à peine les registres et la main des greffiers peuvent suffire à les inscrire. Mais, dans l’élection des magistrats, quelle sagesse montrent les centuries ! Les jeunes gens demandent conseil aux vieillards sur le choix des nouveaux consuls. On sentait que, contre un ennemi tant de fois vainqueur et si fertile en ruses, il fallait combattre avec la prudence non moins qu’avec la valeur.

Le premier espoir de l’empire revenu pour ainsi dire à la vie, fut Fabius, qui trouva un moyen de vaincre Annibal ; c’était de ne pas combattre. De là ce surnom nouveau de Temporiseur, si salutaire à la république ; de là celui de Bouclier de l’empire, que le peuple lui donna. Par tout le pays des Samnites, dans les défilés de Falerne et du Gaurus, il fatigua tellement Annibal, qu’il épuisa par ses lenteurs celui que la valeur n’avait pu dompter. Bientôt aussi, sous le commandement de Claudius Marcellus, on ose combattre, on s’approche de lui, on le met en fuite dans la Campanie, on l’arrache au siège de la ville de

  1. Rivière d’Aphale.
  2. Maharbal, et non Adherbal. V. Tite-Live, , l. XXII, c. 51.
  3. Ornement que portaient les fils des sénateurs.