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avaient-ils donné l’exemple des fictions de ce genre ? A l’origine, en effet, il y eut, comme on sait, d’étroits rapports entre la littérature française et la poésie romane, qui fut, sinon la mère, du moins la sœur aînée de la nôtre. La croisade des Albigeois en particulier, qui précipita le Nord de la France contre le Midi, tout en ruinant la brillante patrie des troubadours, dut contribuer, ce semble, à enrichir les trouvères de quelque portion de leur héritage. Dans tous les cas, si cette invasion brutale et de pure destruction ne concourut pas à servir directement la poésie des vainqueurs, elle lui laissa au moins la place libre et le dernier mot. Lorsque, après le xiiie siècle, la littérature du Midi fut tombée en pleine décadence, la nôtre continua de cheminer dans la voie où elle était engagée. Plus les progrès réels avaient de lenteur, plus les variations de la langue elle-même étaient rapides. Malgré la grande réputation dont elle jouissait déjà en Europe, malgré l’honorable éloge que lui décernait Brunetto Latini, et la stabilité que semblait lui promettre, à dater d’un certain moment, l’autorité du Roman de la Rose, elle allait se modifiant et changeant de cinquante en cinquante ans environ, et, à chaque phase nouvelle, les écrivains étaient réduits à translater leurs devanciers pour les entendre. Une langue ainsi dénuée de bonne et solide littérature est comme un vaisseau sans lest, qui dérive incessamment. Les implacables guerres de rivalité entre la France et l’Angleterre, qui remplirent une grande partie du xive siècle, puis la première moitié du xve, et où se perdirent les