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VICTOR HUGO.

l’état de style et de poésie proprement dite, elles ont subi le plus souvent d’étranges violences. Loin de s’affaiblir et de s’effacer, comme il arrive chez certains talents impuissants à rien reproduire, elles se sont forcées et chargées outre mesure. Ce n’est pas que le poëte se forme du beau une image grossie et exagérée : bien au contraire, il nous semble intimement pénétré par instants des plus franches délicatesses de l’idéal. Mais, sensible et ardent comme il est, la vue d’une belle conception le met hors de lui ; il s’élance pour la saisir, et s’il ne l’a pas enlevée du premier coup à son gré, il revient sur ses traces, s’agite en tous sens et se fatigue longuement autour de la même pensée, comme autour d’une proie qui lui échappe. À l’aspect de cette poursuite opiniâtre, on finit, il est vrai, par compatir à l’angoisse du poëte, et par démêler sous ses efforts ce je ne sais quoi d’ineffable auquel il aspire. Mais plus on entre avant dans son rêve, plus, en même temps, on regrette dans son œuvre cette mollesse primitive de nuances et de contours qu’il n’a pas assez respectée. En poésie, comme ailleurs, rien de si périlleux que la force : si on la laisse faire, elle abuse de tout ; par elle, ce qui n’était qu’original et neuf est bien près de devenir bizarre ; un contraste brillant dégénère en antithèse précieuse ; l’auteur vise à la grâce et à la simplicité, et il va jusqu’à la mignardise et à la simplesse ; il ne cherche que l’héroïque, et il rencontre le gigantesque ; s’il tente jamais le gigantesque, il n’évitera pas le puéril.