sans détour pour une prédiction de l’avènement du Christ. Mais on prend, en quelque sorte, ce travestissement sur le fait, dans la traduction grecque produite par Eusèbe. Le divorce, ou plutôt la confusion insensible commence dès le début même. Tandis que Virgile invitait les Muses de la Sicile à élever un peu le ton accoutumé de l’églogue, le traducteur les exhorte nettement à célébrer la grande prédiction. Là où Virgile annonçait le retour d’Astrée et de Saturne, le traducteur ne parle que de la Vierge amenant le Roi bien-aimé. Lucine, toute chaste que l’appelait le poëte (casta, fave, Lucina), n’est pas plus heureuse qu’Astrée ; elle disparaît pour devenir simplement la lune qui nous éclaire ; et si, dans le texte primitif, on la suppliait de présider, comme déesse, à la naissance de l’enfant, le traducteur lui ordonnera d’adorer le nourrisson qui vient de naître. C’est ainsi que les noms des divinités mythologiques se trouvent l’un après l’autre éliminés au moyen de synonymes adroits ou de périphrases complaisantes. Il serait curieux de suivre en détail avec le critique cette traduction habilement infidèle et toute calculée, dans laquelle l’églogue païenne de Virgile est devenue un poëme chrétien, et qui transforme définitivement le dieu épiphane de la Sibylle en la personne même du Rédempteur. Grâce à ce rôle nouveau qu’une semblable interprétation créait à Virgile, et que la vague tradition favorisa, on comprend mieux comment le divin et pieux poëte (le poëte pourtant de Corydon et de Didon) a pu être pris sous le patronage de deux religions si différentes et si contraires, comment le Christianisme du moyen âge s’est accoutumé peu à peu à l’accepter pour magicien et pour devin, et comment Dante, le poëte théologien, n’hésitera point à se le choisir pour guide dans les sphères de la foi chrétienne. Il n’est pas jusqu’à Sannazar enfin, qui, aux heures de la Renaissance, dans un poëme dévot d’un style païen, ne fasse chanter l’églogue prophétique aux bergers adorateurs de Jésus enfant.
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