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du firmament qui nous fait l’effet d’être notre dôme sur la terre. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas vrai non plus de la façon dont il nous semble. C’est une apparence qui console, qui enchante et repose et appuie le regard.

XV

Je suis l’esprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses. J’ai commencé franchement et crûment par le xviiie siècle le plus avancé, par Tracy, Daunou, Lamarck et la physiologie : là est mon fond véritable. De là je suis passé par l’école doctrinaire et psychologique du Globe, mais en faisant mes réserves et sans y adhérer. De là j’ai passé au romantisme poétique et par le monde de Victor Hugo, et j’ai eu l’air de m’y fondre. J’ai traversé ensuite ou plutôt côtoyé le Saint-Simonisme, et presque aussitôt le monde de La Mennais, encore très-catholique. En 1837, à Lausanne, j’ai côtoyé le Calvinisme et le Méthodisme, et j’ai dû m’efforcer à l’intéresser. Dans toutes ces traversées, je n’ai jamais aliéné ma volonté et mon jugement (hormis un moment dans le monde de Hugo et par l’effet d’un charme), je n’ai jamais engagé ma croyance, mais je comprenais si bien les choses et les gens que je donnais les plus grandes espérances aux sincères qui voulaient me convertir et qui me croyaient déjà à eux. Ma curiosité, mon désir de tout voir, de tout regarder de près, mon extrême plaisir à trouver le vrai relatif de chaque chose et de chaque organisation m’entraînaient à cette série d’expériences, qui n’ont été pour moi qu’un long Cours de physiologie morale.

XVI

En philosophie comme en amour, il est de ces esprits grossiers qui vont droit au fait, ils pensent aussitôt à réaliser ; c’est supprimer le plus délicat des plaisirs, qui est de connaître le vrai, de le goûter, et de savoir qu’il s’altère aussitôt qu’on le veut mettre en action parmi les hommes .