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XI

La pensée est la superfluité de la vie : dans la jeunesse, on peut la mener de front avec les autres dépenses du dedans ; mais plus tard elle devient incompatible avec l’excès ou même avec l’usage des plaisirs.

XII

Chaque jour je change ; les années se succèdent, mes goûts de l’autre saison ne sont déjà plus ceux de la saison d’aujourd’hui ; mes amitiés elles-mêmes se dessèchent et se renouvellent. Avant la mort finale de cet être mobile qui s’appelle de mon nom, que d’hommes sont déjà morts en moi ! Tu crois que je parle de moi personnellement, Lecteur ; mais songe un peu, et vois s’il ne s’agit pas aussi de toi.

XIII

(Après avoir lu les Époques de la Nature de Buffon :) Tout est changement et mobilité : la danseuse Cerrito détrône Taglioni, Verdi fait taire Donizetti ; chacun a le cri à son tour, il grido, comme disait Dante ; c’est ainsi que l’antique Ninive n’est plus que ruine et bas-reliefs indéchiffrables ; c’est ainsi que quand l’amiral Wrangel visite la haute Sibérie, il trouve le silence de la mort dans ces contrées qui furent, selon Buffon, les premières florissantes du globe et le berceau touffu des antiques colosses. Contrée, empire, ou individu, ou monde, chacun a eu son jour ; et que ce jour ait eu des milliers d’années, ou des milliers de jours, ou des milliers de minutes, il est passé sans retour, et une fois passé, ce n’est plus qu’un point bientôt imperceptible dans la durée infinie.

XIV

L’ensemble des illusions morales au sein desquelles habitent la plupart des hommes ressemble à cette coupole étoilée