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dû toujours être pour rester dans nos imaginations la ville éternelle, la ville du monde catholique et des tombeaux. J’avais vu dans une splendeur inusitée cette reine superbe : Saint-Pierre m’avait apparu avec un surcroît de baldaquins et d’or, avec de magnifiques tentures et des tableaux où figuraient les miracles d’un certain nombre de nouveaux saints qu’on venait de canoniser. J’avais admiré surtout, d’un des balcons du Vatican, les horizons lointains d’Albano, vers quatre heures du soir. En présence de l’Apollon du Belvédère, j’avais vu notre guide, l’excellent sculpteur Fogelberg[1], qui le visitait presque chaque jour depuis vingt ans, laisser échapper une larme ; et cette larme de l’artiste m’avait paru, à moi, plus belle que l’Apollon lui-même. Un bateau à vapeur me transporta en deux jours de Civita-Vecchia à Marseille, et de là je courus à Lausanne, où j’étais six jours après avoir quitté Rome. Le lendemain de mon arrivée, au matin, j’allai à la classe de M. Vinet pour l’entendre, – une pauvre classe de collége, toute nue, avec de simples murs blanchis et des pupitres de bois. Il y parlait de Bourdaloue et de La Bruyère. L’Écossais Erskine (le même qu’a traduit la duchesse de Broglie) était présent comme moi. J’entendis là une leçon pénétrante, élevée, une éloquence de réflexion et de conscience. Dans un langage fin et serré, grave à la fois et intérieurement ému, l’âme morale ouvrait ses trésors. Quelle impression profonde, intime, toute chrétienne, d’un christianisme tout réel et spirituel ! Quel contraste au sortir des pompes du Vatican, à moins de huit jours de distance ! Jamais je n’ai goûté autant la sobre et pure jouissance de l’esprit, et je n’ai eu plus vif le sentiment moral de la pensée.

Aujourd’hui tout cela n’est que souvenir ; tant de choses ont péri, tant d’autres sont en train de s’abîmer en se

  1. Le sculpteur suédois Fogelberg est mort à Trieste le 21 décembre 1854.