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de l’absurdité d’une anecdote qui courut dans le temps. On avait raconté que Prevost, jeune, au sortir du collège, avait eu une liaison amoureuse dans sa ville natale, et qu’un jour son père étant venu lui faire une scène chez sa maîtresse qu’il avait maltraitée, l’amant en fureur avait précipité du haut d’un escalier le bonhomme, qui, sans accuser personne, était mort des suites de sa chute : on prétendait expliquer de la sorte la brusque vocation du coupable et son entrée chez les bénédictins. Un petit-neveu de l’abbé Prevost avait démenti cette anecdote par une lettre adressée à la Décade philosophique (20 thermidor an XI) ; il lui avait suffi de rappeler que le père de l’abbé Prevost n’était mort qu’en 1739, c’est-à-dire à une date où son fils, âgé de quarante-deux ans, avait eu le temps de sortir du cloître et d’épuiser bien d’autres aventures. Dans la note précédente, nous voyons que, loin que ce soit le fils qui tue le père, c’est le père qui menace de tuer son fils, dans le cas où celui-ci viendrait à rompre ses vœux. Ces Prevost avaient la parole vive comme l’imagination, mais avec eux beaucoup de choses se passaient en paroles[1].

Les méchants propos qui avaient poursuivi Prevost durant la partie orageuse de sa vie ne respectèrent pas toujours sa mémoire. Collé, au tome III de son Journal (décembre 1763), annonçant la mort du grand romancier, s’exprime sur son compte en termes bien durs, bien flétrissants ; mais il en parle d’après d’anciens ouï-dire et en homme qui ne paraît point l’avoir personnellement connu. Il suffirait, pour combattre le mauvais effet des paroles de Collé, et pour prouver

  1. L’anecdote de l’abbé Prevost, parricide sans le vouloir, peut se lire dans les Mémoires d’un Voyageur qui se repose, de Dutens (tome II, page 282) ; elle est mise dans la bouche de l’abbé Barthélémy causant à Chanteloup. Ce serait l’abbé Prevost qui, dans un souper d’amis, aurait lui-même le premier raconté l’anecdote que répétait l’abbé Barthélémy. C’est une suite d’on dit et de propos de table ou de salon, pour amuser.