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Cela même nous avertit de ne pas trop prolonger en parlant de lui ; il y aurait beaucoup à dire encore sur sa polémique avec Mabillon, dont on peut suivre ici toutes les phases, sur ses relations si constantes et si unies avec Bossuet ; mais c’est assez indiquer l’intérêt sérieux de cette publication. Nous aurions voulu que les notes fussent plus fréquentes et plus courantes au bas des pages. Quand on a du goût comme M. Gonod, on se méfie de son érudition et on craint de trop dire. Il en est résulté qu’il n’a pas toujours dit assez ; le lecteur a besoin d’être guidé à chaque pas plus qu’on n’imagine. Il est une foule d’allusions qui fuient et qu’on aurait pu atteindre par d’habiles conjectures. À certains endroits, sous des désignations un peu vagues, il me semblait entrevoir de loin Leibniz (pag. 105, 108, 113), à d’autres Bayle (pag. 152) ; M. Gonod aurait peut-être eu moyen d’éclaircir et de fixer ces aperçus lointains. Nous nous permettons de les lui recommander, si le recueil en vient à une seconde édition.

Indépendamment de l’histoire littéraire, celle de la langue n’est pas sans avoir à profiter ou du moins à glaner dans les Lettres de Rancé. Le style, en sa mâle nudité, offre des singularités intéressantes, des expressions qui sentent leur propriété première, des locutions françaises, mais vieillies et toutes voisines du latin. Ainsi, quand Rancé nous dit que le Père Mabillon a fait un petit traité très-recherché et très-exact, ce mot recherché est pris en bonne part, exquisitus. On aurait plus d’une remarque à faire en ce genre. Mais que dirait Rancé de voir que nous songions au Dictionnaire de l’Académie en le lisant ? C’est pis que n’eût fait l’abbé Nicaise[1].

29 septembre 1846.

  1. J’avais déjà parlé de Rancé à propos de sa Vie par M. de Chateaubriand (Voir au tome Ier, page 36, des Portraits contemporains) ; depuis j’ai reparlé de Rancé tout à fait à fond, au tome III de Port-Royal, pages 532 et suiv.