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Nicaise ne se décourage point pourtant ; à défaut des ouvrages d’autrui, il enverra les siens propres, et il espère apprendre du moins ce qu’on en pense. Passe encore quand l’abbé archéologue soumet au saint homme l’explication d’un ancien tombeau et des symboles ou inscriptions qui le recouvrent ; cela donne sujet du moins à son austère ami de moraliser en ces hautes paroles : « Les hommes, lui écrit Rancé à cette occasion, sont à plaindre en bien des choses, mais particulièrement dans la vanité de leurs tombeaux. Quel rapport entre ces enrichissements, cette sculpture si achevée, et cette cendre, cette poussière à laquelle tous ces ornements, quelque précieux qu’ils puissent être, ne donnent ni rehaussement ni valeur ? Ces paroles du plus excellent de tous les livres après l’Écriture sainte me reviennent, et je ne puis m’empêcher de vous les dire : Disce humiliari, pulvis atque cinis. Voilà, Monsieur, la pensée la plus naturelle et la plus utile que puisse nous donner la vue du plus superbe de tous les tombeaux. » Sur quoi l’abbé Nicaise, en vrai littérateur qu’il est, s’empare des paroles mêmes de Rancé pour en faire un nouvel enrichissement à son tombeau et à sa dissertation ; il n’a garde de laisser tomber de si magnifiques pensées sans en profiter comme auteur, sinon comme homme. C’est ainsi que Balzac, si l’on s’en souvient, profitait des paroles de Saint-Cyran. Mais il y a mieux : le même Nicaise ne s’avise-t-il pas, un autre jour, de composer une Dissertation sur les Sirènes, ou Discours sur leur forme et figure, et d’envoyer son écrit tout droit à la Trappe ? Oh ! pour le coup, Rancé ne put s’empêcher de sourire, et on surprend ce mouvement de physionomie, chez lui si rare, à travers les simples lignes de sa réponse : « J’ai jeté les yeux sur votre ouvrage des Sirènes, mais je vous avoue que je n’ai osé entrer avant dans la matière. Toutes les espèces fabuleuses se sont réveillées, et j’ai reconnu que je n’étois pas encore autant mort que je le devrois être. C’est une pensée qui a été