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la sagesse du monde, et non pas de celle de Jésus-Christ. » Depuis tantôt deux siècles que cette prudence et cette sagesse tout humaines n’ont fait que croître, l’anachronisme du saint réformateur n’est pas devenu moins criant. C’est une réflexion qui ne se peut étouffer en le lisant, et qui en entraîne à sa suite beaucoup d’autres.

Les lettres de Rancé à l’abbé Nicaise, sans avoir un intérêt de lecture bien vif, en ont un très-réel pour l’histoire littéraire du temps. Cet abbé Nicaise, que Rancé avait connu durant son voyage de Rome, était, comme on sait, le plus infatigable écriveur de lettres, le nouvelliste par excellence et l’entremetteur officieux entre les savants de tous les pays ; c’était un Brossette avec beaucoup plus d’esprit et de variété ; il ne résistait pas à l’idée de connaître un homme célèbre et d’entretenir commerce avec lui. Une fois en relation suivie avec M. de la Trappe, il ne lâcha plus prise, et force fut bien au solitaire de continuer une correspondance où la curiosité faisait violence à la charité. Au reste, si l’abbé Nicaise attira plus d’une affaire à son grave et sombre correspondant par les indiscrétions qu’il commit, il lui rendait en revanche mille bons offices, et, pour peu que Rancé eût voulu informer le monde de ses sentiments véritables sur tel ou tel point en litige, il n’aurait eu qu’à s’en rapporter à lui. Ayant-fait un voyage à la Trappe dans le printemps de 1687, l’abbé Nicaise n’eut rien de plus pressé que d’en dresser une Relation pour la donner au public. Dès que Rancé fut informé de son dessein, il lui écrivit pour le prier de passer la brosse sur tout ce qui le concernait ; cette lettre du 17 juillet est d’une humiliation de ton, d’un abaissement d’images qui sent plus l’habitué du cloître que l’homme de goût : non content de s’y comparer à un animal (sicut jumentum factus sum), Rancé trouve que c’est encore un trop beau rôle pour lui dans le paysage, et il descend l’échelle en ne voulant s’arrêter absolument qu’à l’insecte et à l’araignée. Si les esprits malins