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fait pour lui, c’est l’éternité à laquelle il rapporte toutes choses. Cela rend les lettres qu’on écrit plus simples, mais ne contribue pas à les rendre variées. L’éternité est un grand fond sombre qui supprime sur les premiers plans toutes les figures.

Le temps de sa retraite à Veretz se marque par quelques traits plus adoucis et par quelques expressions de contentement, si ce mot est applicable à une nature comme celle de Rancé : « Je vis chez moi assez seul. Je ne suis vu que de très-peu de gens, et toute mon application est pour mes livres et pour ce que j’imagine qui est de ma profession. J’y trouve assez de goût pour croire que je ne m’ennuierai point de la vie que je fais… » Mais, après cette sorte d’étape et ce premier temps de repos, Rancé se relève et se met en marche pour une pénitence infatigable et presque impitoyable, à l’envisager humainement : « Je vous assure, Monsieur, écrit-il à l’abbé Favier (24 janvier 1670), que depuis que l’on veut être entièrement à Dieu et dans la séparation des hommes, la vie n’est plus bonne que pour être détruite ; et nous ne devons nous considérer que tanquam oves occisionis. » A côté de ces austères et presque sanglantes paroles, on ne peut qu’être d’autant plus sensible aux témoignages constants de cette affection toujours grave, toujours réservée, mais de plus en plus profonde avec les années, qu’il accorde au digne vieillard, son ancien maître ; les jours où, au lieu de lui dire Monsieur, il s’échappe jusqu’au très-cher Monsieur, ce sont les jours d’effusion et d’attendrissement.

Une pensée historique ressort avec évidence de la lecture de ces lettres de Rancé et jusque du sein de la réforme qu’il tente avec une énergie si héroïque : c’est que le temps des moines est fini, que le monde n’en veut plus, ne les comprend ni ne les comporte plus. Cela est vrai de l’aveu de Rancé lui-même, et il nous l’exprime à sa manière, quand il dit (lettre du 3 octobre 1675) : « Puisque vous vou-