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est assez ordinaire, on le sait, d’être bon dans la première partie de la vie ; cette première bonté tient à la nature, à la jeunesse, à ce superflu de toutes choses qu’on sent au-dedans de soi ; on a de quoi prêter et rendre aux autres. Ce qui est plus rare et plus méritoire, c’est la bonté dans la seconde moitié de la vie, une bonté active, éclairée, le cœur qui se perfectionne en vieillissant : cela prouve qu’on a fait bon usage de la première part et qu’on n’a pas mésusé du premier fonds. Cette seconde bonté qui est durable, définitive, qui tient au développement de l’être moral à travers les pertes des années, est à la fois une vertu et une récompense. De même, pour le talent de l’artiste et du poëte, je dirai qu’il y a une certaine générosité inhérente qui lui est assez ordinaire dans la jeunesse ; mais le développement ultérieur qu’il prendra dépend étroitement de l’usage du premier fonds. Si l’artiste a mal vécu, s’il a vécu au hasard, au seul gré de son caprice et de son plaisir, qu’arrive-t-il le plus souvent lorsqu’il a dépensé ce premier feu, cette première part toute gratuite de la nature ? Pour un ou deux peut-être, doués d’une élévation naturelle qui résiste et d’un goût à l’épreuve qui a l’air plutôt de s’aiguiser, qu’arrive-t-il de la plupart en ce qui est de l’œuvre et de la production même ? Ou bien le talent insensiblement s’altère, non point dans les détails du métier (il y devient souvent plus habile), mais dans le choix des sujets, dans la nature des données et des images, dans le raffinement ou le désordre des tableaux. S’il a conscience du mal secret qu’il enferme en soi, et de sa gestion mauvaise, aura-t-il la force, aura-t-il seulement la pensée d’y échapper ? il est des talents jactancieux qui se font gloire d’étaler et de produire au jour les tristes objets dont ils ont rempli leur vie. Il en est de plus dignes en apparence, qui croient pouvoir dissimuler, et qui, pour cela, ne trouvent rien de mieux que de renchérir du côté de l’exagéré et de la fausse grandeur. Il en est de plus timorés, qui répugnent à mentir aussi bien qu’à se trahir, et qui