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l’esprit, à qui la bride est laissée un peu flottante, a le temps de relever la tête et de s’échapper çà et là à ses vocations naturelles. L’érudition de Charles Labitte y gagna un air d’agrément et presque de gaieté qui manque trop souvent à d’autres jeunes éruditions très-estimables, mais de bonne heure contraintes et comme attristées. Au reste, s’il lisait déjà beaucoup et toutes sortes de livres, il ne se croyait pas encore voué à un rôle de critique ; il eut là de premiers printemps qui sentaient plutôt la poésie, et j’ai sous les yeux une suite de lettres écrites par lui dans l’intimité durant les années 1832-1836, c’est-à-dire depuis l’âge de seize ans jusqu’à celui de vingt, dans lesquelles les rêveries aimables et les vers tiennent la plus grande place. Ces lettres sont adressées à l’un de ses plus tendres amis, M. Jules Macqueron, qui faisait lui-même d’agréables vers ; Labitte lui rend confidences pour confidences, et il y met d’utiles conseils littéraires : l’instinct du futur critique se retrouverait par ce coin-là. Nous ne citerons rien des vers mêmes : ils sont faciles et sensibles, de l’école de Lamartine ; mais c’est plutôt l’ensemble de cette fraîche floraison qui m’a frappé, comme d’une de ces prairies émaillées au printemps où aucune fleur en particulier ne se détache au regard, et où toutes font un riant accord. Il y a aussi des surabondances de larmes que je ne saurais comparer qu’à celles des sources en avril. Les journées n’étaient pas rares pour lui où il pouvait écrire à son ami, après des pages toutes remplies d’effusions : « Je suis dans un jour où je vois tout idéalement et douloureusement, et enfin, s’il m’est possible de m’exprimer ainsi, lamartinement. » Faisant allusion à quelque projet de poème ou d’élégie, où il s’agissait de peindre un souvenir qui datait de l’âge de douze ans (ils en avaient seize), il écrivait à la date de juin 1832 :

« Mais revenons au souvenir. Cette idée seule d’une tendresse enfantine (dont tu ris maintenant avec raison, et