Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/353

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le temps a marché, et il s’est trouvé (chose remarquable !) que les causes que l’on épousait ont moins duré que la vie des hommes, moins que leur jeunesse même, moins que leur talent ! Si l’on prenait des noms propres parmi les plus éminents de nos jours en religion, en poésie comme en politique, on serait frappé de cette rapidité avec laquelle les sujets et les trains d’idées se sont usés en peu d’espace. Il a fallu de la sorte, pour les esprits infatigables, comme une suite de relais successifs, et tel, sa vie durant, se trouve avoir eu deux ou trois idées tuées sous lui. Autrefois les choses allaient moins vite ; les régimes politiques, aussi bien que les restaurations morales, moins battus en brèche, se maintenaient d’ordinaire au delà d’une vie ; il n’y avait pas tant de ces changements à vue sur la scène du monde. Les grandes intelligences avaient devant elles de longues carrières où se développer. Elles s’y enfermaient bien souvent ; dans tout ce qui les entourait, elles trouvaient plutôt alors trop de garanties contre elles-mêmes. Nous sommes tombés aujourd’hui dans l’inconvénient contraire. Les barrières ayant été renversées et les hauteurs rasées, tout le monde est en plaine, l’air du dehors excite, l’examen pénètre partout ; le pour et le contre sollicitent chaque matin ; à ce jeu, l’esprit s’aiguise vite, en même temps que les convictions s’épuisent. Les grands talents surtout sont comme aux abois et ne savent que devenir ; à bout de leurs premiers motifs, et depuis que les grandes causes ont fait défaut, ils cherchent des thèmes. Ils en trouvent d’étranges parfois, car ils en prennent partout, et chez le voisin et jusque chez l’ancien adversaire. Il en résulte les plus singuliers mélanges[1]. A ne voir que certaine surface, on pourrait se croire arrivé, dans l’ordre des esprits, à un carnaval de Venise universel.

  1. « De, nos jours ; disait un railleur, Jurieu aurait fini par souper à la guinguette avec Chaulieu, et Fénelon n’aurait pas manqué de filer un système humanitaire avec Ninon. »