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les volumes de Mélanges, nous le représentent bien à cette date, dans sa lutte muette contre la société, aspirant à un idéal non encore défini, avec le sentiment d’une supériorité qui cherche son objet, avec une amertume d’ironie qui se retourne contre elle-même. Ce qui est surtout curieux à noter, c’est combien déjà il se juge, il se gourmande, il se châtie ; tout ce qu’on serait tenté de lui opposer, il est le premier à se le dire, et bien plus durement et bien plus finement aussi. On le sent, cette roideur d’un premier stoïcisme est dès lors en voie de se détendre, de même que ce style, déjà tout formé et si subtil, s’assouplira. L’auteur nous peint là un Cléon qu’il a l’air de copier d’après nature. Tous, plus ou moins, nous avons ainsi en nous un premier type que nous aimons à détacher, à figurer en l’exagérant un peu, à faire poser devant nous et devant les autres ; nous y jetons nos qualités, nos défauts ; nous le caressons, nous le malmenons et finissons le plus souvent, dans notre impatience de tout ou rien, par l’immoler de désespoir et le faire mourir. Qu’on se rassure pourtant : Cléon ne meurt pas ; il se transforme en vivant, il se perfectionne, il fait presque tout ce qu’il a dit qu’il ne fera pas, et son portrait, longtemps après retrouvé, ne paraît plus à nos yeux surpris qu’un des profils évanouis de notre jeunesse. En le revoyant, on ne peut que s’écrier comme Montaigne devant ses anciens portraits : C’est moi, et ce n’est plus moi !

« Ne vous obstinez pas, concluait le peintre de Cléon en s’adressant aux jeunes gens, à poursuivre un je ne sais quoi plus grand que vous-mêmes ou que votre époque ; ou, si vous voulez absolument chercher quelque chose de grand, sachez quoi. » Pour lui, il ne tarda plus guère à le savoir. L’ouvrage posthume de Mme  de Staël sur la Révolution parut ; il l’émut vivement et lui causa un véritable enthousiasme. Un dernier rideau se leva de devant ses yeux, et ce nouveau monde politique et philosophique, qu’il n’avait encore vu que dans les nuages, se dessina désormais comme une terre