cette page charmante, il n’a eu qu’à se ressouvenir et à nous raconter son propre secret :
« Mais qui mieux que l’auteur lui-même, nous dit-il, ressent cette harmonie mutuelle du langage et du chant ? Demandez-lui compte de son travail, à peine saura-t-il vous en faire le récit. Un jour, pourra-t-il vous dire, il se trouvait dans une disposition vague de rêverie et d’émotion, il éprouvait le besoin d’adoucir un chagrin ou de fixer un plaisir. Des sensations à peine commencées se pressaient en lui, des images informes et riantes passaient devant ses yeux. Peu à peu il s’anime davantage ; une image plus précise se retrace à lui, et il veut la saisir et la chanter. Ou bien c’est un sentiment qui se prononce et qui bientôt demande et inspire une expression poétique et musicale ; peut-être un air connu, dans un secret accord avec sa disposition présente, vient comme par hasard errer sur ses lèvres et lui dicte un refrain qui semble traduire la note par la parole ; parfois enfin quelques mots fortuitement rassemblés, qui représentent une image, qui forment un vers, lui viennent à l’esprit, et bientôt rappellent un air qui les relève et les anime. Alors la chanson commence ; on l’écrit presque sans la juger, avec peine ou facilité, mais toujours avec une sorte d’émotion, une certaine accélération dans le mouvement du sang, qui, tant qu’elle dure, fait l’illusion du talent et ressemble à la verve. Sûrement ici l’art et le bon sens, recommandés par Boileau même en chanson, jouent leur rôle, et surtout à présent que le style de ce petit poème doit être si travaillé et la composition si remplie. Mais, malgré le soin de l’élégance, de la propriété, de la rime, jamais le poète ne rentre complètement dans son sang-froid ; l’émotion première persiste ; l’air sans cesse fredonné, le refrain sans cesse redit, suffisent pour la soutenir, et la chanson, eût-elle coûté tout un jour de travail, semble toujours faite d’un seul jet. On ne sait quelle douceur s’attache à cette sorte de composition si frivole, si commune, si peu estimée. On rendrait mal cet oubli de toutes choses et de soi-même où elle jette un instant celui qui s’y livre, cette rêverie, ce trouble, cet abandon où l’âme, uniquement préoccupée d’une image, d’un sentiment, d’une sensation même, perd un moment le souvenir et la prévoyance, et se berce elle-même du chant qui lui échappe. Encore une fois on croirait qu’il y a dans la chanson quelque chose qui vient apparemment de la musique, et qui donne à un divertissement de l’esprit la vivacité d’un plaisir des sens. Peut-être l’imagination seule opére-t-elle ce prestige, l’imagi-