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d’autrui ; elle fit des miracles pour le sauver. Il y eut là des superstitions poétiques et gracieuses aussi ; je ne fais que les indiquer ; elles seraient plutôt du ressort des malicieux peut-être qui se plairaient à sourire du rapprochement, ou des érudits qui auraient à cœur de comparer les fictions diverses. J’aime mieux ne pas me détourner de l’idéal pur, et ne pas venir mêler sans nécessité le moyen âge à la Grèce, Gautier de Coincy à Théocrite.

Lycidas, comme sa chanson le prouve et toute sa belle humeur, est évidemment bien plus un poëte qu’un amoureux ; il se console aisément de l’objet absent avec ses chères déesses. Théocrite m’a l’air d’être un peu de même. Je ne donnerai que le début de sa réponse. Tout à l’heure il a fait le modeste exprès, pour engager l’autre et entamer le jeu ; maintenant qu’il a réussi à le faire chanter, il se montre tel qu’il se sent, et il relève à son tour son front de poëte : « Cher Lycidas, à moi aussi pasteur sur les montagnes, les Nymphes m’ont appris bien d’autres belles choses que la Renommée peut-être a portées jusques au trône de Jupiter ; mais en voici une, entre toutes, de beaucoup supérieure, avec quoi je prétends te récompenser. Or écoute, puisque tu es ami des Muses. » Et après avoir touché légèrement son propre amour pour une certaine Myrto, il en vient à célébrer celui de son ami, le poëte Aratus, passion indigne et cruelle dont il le voudrait voir délivré. Dès qu’il a fini, Lycidas, avec ce rire aimable qui ne l’abandonne jamais et qui fait le trait saillant de sa physionomie, lui donne en cadeau sa houlette ; et comme ils sont arrivés, chemin faisant, à l’endroit où leurs routes se séparent, il tourne à gauche et les quitte, tandis que les trois autres amis n’ont plus qu’un pas jusqu’au lieu de leur destination. C’est là qu’il les faut suivre, et je vais traduire aussi textuellement que je le pourrai cette fin de l’églogue, dans laquelle on dirait que le poëte a voulu rivaliser avec l’abondance d’Homère dépeignant les vergers d’Alcinous. Tout le