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réjouissance, il se promet bien le soir, auprès d’un feu où grillera la châtaigne, accoudé sur un lit de feuillage et buvant à pleine coupe, de se faire chanter par Tityre toutes sortes de belles chansons, et l’amour du bouvier Daphnis pour une étrangère, et Comatas enfermé dans un coffre. Ce Comatas, il est bon de le savoir, était un simple chevrier à gages, très-dévot aux Muses, auxquelles il faisait souvent des sacrifices avec les chèvres du troupeau qui ne lui appartenait pas. Son maître, dont ce n’était pas le compte, l’enferma vivant dans un coffre pour l’y faire mourir :« Nous allons voir pour le coup, disait-il, à quoi te serviront tes Muses maintenant. » Mais quand il rouvrit le coffre, au bout d’une année, il le trouva tout rempli de rayons de miel ; c’était l’œuvre des abeilles, messagères des Muses, qui étaient venues de leur part nourrir le prisonnier. S’exaltant à ce poétique souvenir, le chanteur s’écrie : « Ô bienheureux Comatas, c’est bien toi qui as été l’objet de telles douceurs ! et tu as été reclus dans le coffre, et, toute une saison durant, tu as résisté, nourri des rayons des abeilles. Que n’étais-tu de mon temps parmi les vivants ? comme j’aurais aimé à te faire paître tes belles chèvres sur les montagnes pour ouïr ta voix ! Et toi, étendu sous les chênes ou sous les sapins, tu n’aurais qu’à chanter tes doux airs, divin Comatas ! » Il s’exhale de tout ce passage un sentiment de tendre respect et comme d’adoration enthousiaste pour les choses enchanteresses et désintéressées de la vie humaine ; chaque accent s’élance d’un cœur que pénètre le culte du talent, de la poésie et des grâces.

Il est une idée qui naît à ce propos et qu’on ne saurait tout à fait supprimer : c’est qu’on trouverait au moyen âge plus d’un fabliau qui se pourrait rapprocher sans trop d’effort de cette légende du bienheureux Comatas. Maintes fois, par exemple, s’il est permis de la nommer en ce voisinage profane, Notre-Dame la toute-clémente pardonna ses méfaits au pécheur qui n’était dévot qu’à elle, même aux dépens