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de Mme de Krüdner. Renseignements intimes, lettres originales, rien ne lui aura manqué, surtout pour la portion religieuse. Nous hâtons de tous nos vœux cette publication. »

C’est ce travail, fruit de plusieurs années d’une recherche suivie et d’un culte patient, qui paraît aujourd’hui et qui justifie amplement notre promesse. La mémoire de Mme de Krüdner est désormais assurée contre l’oubli, et, ce qui vaut mieux, contre le dénigrement facile qui naissait d’une demi-connaissance. On la suit dès le berceau, on assiste à ses jeux, à ses rêveries d’enfance, à son mariage, à sa première vie diplomatique, à ce premier débordement d’imagination qui cherchait un objet idéal, même dans son sage mari ; on la voit, à Venise (1784-1786), laissant s’exalter près d’elle la passion d’Alexandre de Stakieff, le jeune secrétaire d’ambassade, dont elle fera plus tard le Gustave de Valérie, ne favorisant pas ouvertement cette passion, ne la partageant pas au fond, mais en jouissant déjà et certainement reconnaissante. M. Eynard établit très-bien, d’ailleurs, que Mlle de Wietinghoff, mariée à dix-huit ans au baron de Krüdner, qui avait juste vingt ans plus qu’elle, qui était veuf ou plutôt qui avait divorcé deux fois, s’efforça sérieusement de l’aimer et de trouver en lui le héros de roman qu’elle s’était de bonne heure créé dans ses rêves. C’était dans les premiers temps un parti pris chez elle d’aimer, d’admirer son mari : « On ne sait d’abord, écrivait-elle, ce qu’on aime le plus en lui, ou de sa figure noble et élevée, ou de son esprit qui est toujours agréable et qui s’aide encore d’une imagination vaste et d’une extrême culture ; mais, en le connaissant davantage, on n’hésite pas : c’est ce qu’il tire de son cœur qu’on préfère ; c’est quand il s’abandonne et se livre entièrement qu’on le trouve si supérieur. Il sait tout, il connaît tout, et le savoir en lui n’a pas émoussé la sensibilité. Jouir de son cœur, aimer et faire du bonheur des autres le sien propre, voilà sa vie. » Quoi-