Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/282

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maines après, dans la lettre suivante, qui nous rend son impression tout entière, et qui mérite d’être connue, parce qu’elle a en elle un accent d’élévation et de franchise auquel tout ce qui précède nous a peu accoutumés, parce qu’aussi elle représente avec magnificence et précision, en face d’une personne incrédule, ce que presque tous ceux qui ont approché Mme  de Staël ont éprouvé. Qu’on ne demande pas au témoin qui parle d’elle d’être tout à fait impartial, car on n’était plus impartial dès qu’on l’avait beaucoup vue et entendue.

« Lausanne, ce 21 octobre 1794.

« … Il m’est impossible d’être aussi complaisant pour vous sur le chapitre de Mme  de Staël que sur celui de M. Delaroche. Je ne puis trouver malaisé de lui jeter, comme vous dites, quelques éloges. Au contraire, depuis que je la connais mieux, je trouve une grande difficulté à ne pas me répandre sans cesse en éloges, et à ne pas donner à tous ceux à qui je parle le spectacle de mon intérêt et de mon admiration. J’ai rarement vu une réunion pareille de qualités étonnantes et attrayantes, autant de brillant et de justesse, une bienveillance aussi expansive et aussi cultivée, autant de générosité, une politesse aussi douce et aussi soutenue dans le monde, tant de charme, de simplicité, d’abandon dans la société intime. C’est la seconde femme que j’ai trouvée qui m’aurait pu tenir lieu de tout l’univers, qui aurait pu être un monde à elle seule pour moi : vous savez quelle a été la première. Mme  de Staël a infiniment plus d’esprit dans la conversation intime que dans le monde ; elle sait parfaitement écouter, ce que ni vous ni moi ne pensions ; elle sent l’esprit des autres avec autant de plaisir que le sien ; elle fait valoir ceux qu’elle aime avec une attention ingénieuse et constante, qui prouve autant de bonté que d’esprit. Enfin c’est un être à part, un être supérieur tel qu’il s’en rencontre peut-être un par siècle, et tel que ceux qui l’ap-