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semblables… On parle toujours beaucoup en Allemagne de J.-J. Rousseau ; aussi ne saurais-je trop vous encourager à travailler à son Éloge[1]… « Je vous écrirai de Brunswick ; adieu, je vous aime bien, vous le savez. »

Mme  de Charrière a lieu de croire, en effet, qu’il l’aime ; si sceptique qu’elle soit de son côté, il doit lui être difficile de ne pas se laisser ébranler un moment aux témoignages multipliés qu’il lui envoie de ses regrets, de ses souvenirs. À peine arrivé à Brunswick, il lui adresse l’épître suivante, que nous donnons dans toute sa longueur, et qui ressemble à un journal, ou plutôt à un heural[2], comme ils disaient ; c’est une image intéressante et fidèle, et très-curieuse pour la rareté, de ce qu’était l’âme de Benjamin Constant à ses meilleurs moments. Nous y trouvons aussi, sauf deux ou trois points, une finesse de ton bien agréable et bien légère.

« Brunswick, le 3 mars 1788.

« Me voici enfin à ma destination. Tout à l’heure je vous ferai part de mes impressions ; mais pour l’instant je suis

  1. Mme  de Charrière, en apprenant par les journaux que l’Académie française proposerait probablement l’Éloge de Jean-Jacques Rousseau pour sujet de concours, écrivit à Marmontel, secrétaire perpétuel de l’Académie, pour s’enquérir du fait. Marmontel répondit : « Pour vous répondre, madame, il a fallu attendre et observer l’effet de la seconde partie des Confessions. La sensation qu’elle a produite a été diverse, selon les esprits et les mœurs ; mais, en général, nous sommes indulgents pour qui nous donne du plaisir. Rien n’est changé dans les intentions de l’Académie, et Rousseau est traité comme la Madeleine : Remittuntur illi peccata multa, quia dilexit multum. » Mme  de Charrière concourut, en effet, pour l’Éloge de Jean-Jacques Rousseau ; elle n’eut pas le prix. C’est un de ses points de contact avec Mme  de Staël d’avoir traité le même sujet ; mais cette concurrence littéraire entre ces deux dames fut précisément une des causes de leur brouillerie. (Note de M. Gaullieur, comme le sont au reste un grand nombre des précédentes et des suivantes. Je n’avertis plus.)
  2. Heural, journal heure par heure.