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cette…, parce que j’étais heureux un instant, ont laissé en moi une impression d’indignation et de tristesse qui se joint au regret de vous quitter, et ces deux sentiments, dont l’un est aussi humiliant que l’autre est pénible, augmentent et se renouvellent à chaque instant. Je vous l’écrivais de Bâle : je serai chaque jour plus abattu et plus triste ; et cela est vrai. Je me vois l’esclave et le jouet de tous ceux qui devraient être non pas mes amis (Dieu me préserve de profaner ce nom en désirant même qu’ils le fussent !), mais mes défenseurs, seulement par égard et par décence. Malade, mourant, je reste chez la seule amie que j’aie au monde, et la douceur de souffrir près d’elle et loin d’eux, ils me l’envient. Des injures, des insultes, des reproches. Si j’étais parti faible au milieu de l’hiver, je serais mort à vingt lieues de Colombier. J’ai attendu que je pus[1] sans danger faire un long voyage que je n’entreprenais que par obéissance, et contre lequel, si j’avais été le fils dénaturé qu’on m’accuse d’être, j’aurais, à vingt ans, pu faire des objections. J’ai voulu conserver à ce père l’ombre d’un fils qu’il pourrait[2] aimer. Vous avez vu, madame, ce qu’on m’écrivait. Je sais que je suis injuste, mais je suis si loin de vous, que je ne puis plus voir avec calme et avec indifférence les injustices des autres. Quand je suis auprès de vous, je ne pense point aux autres, et ils me paraissent très-supportables ; quand je suis loin de vous, je pense à vous, et je suis forcé de m’occuper d’eux : or, la comparaison n’est pas à leur avantage.

« Je relis ma lettre et je meurs de peur de vous ennuyer. Il y a tant de tristesse et d’humeur et de jérémiades, que

  1. Que je pusse : on sent que Benjamin Constant n’est pas encore tout à fait naturalisé Français. Ces fautes, au reste, sont en bien petit nombre, et presque toutes les lettres autographes d’écrivains en offriraient autant. Le voyageur n’a pas pris le temps de se relire, ou, s’il s’est relu, il s’est dit : « Qué que ça fait ? »
  2. Pouvait ?