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Pourtant il a fallu partir, il a fallu quitter ce doux nid de Colombier au cœur de l’hiver et se mettre en route pour Brunswick. Aux premières lettres de regrets et de plaintes, on sent chez le voyageur, qui a tant de peine à s’arracher, un ton inaccoutumé d’affection et de reconnaissance qui touche ; on reconnaît que ce qui a manqué surtout, en effet, à cette jeunesse d’Adolphe pour l’attendrir et peut-être la moraliser, ç’a été la félicité domestique, la sollicitude bienveillante des siens, le sourire et l’expansion d’un père plus confiant. Aux persécutions, aux tracasseries intérieures dont il est l’objet, on comprend ce que ce jeune cœur a dû souffrir et comment l’esprit chez lui s’est vengé. Il y a d’ailleurs dans toutes ces lettres bien de l’amabilité et de la grâce ; celle par laquelle il réclame de Mme  de Charrière son audience de congé, à son passage de Lausanne à Berne, est d’un tour léger, à demi coquet, qui trahit un certain souci de plaire. Nous donnons, d’après M. Gaullieur, cette série curieuse à laquelle il ne manque pas un anneau.

« Madame,

« Je partis hier de Lausanne pour venir vous faire mes adieux ; mais je suis si malade, si mal fagoté, si triste et si laid, que je vous conseille de ne pas me recevoir[1]. L’échauffement, l’ennui, et l’affaiblissement que mon séjour à Paris a laissé dans toute ma machine, après m’avoir tourmenté de temps en temps, se sont fixés dans ma tête et dans ma gorge. Un mal de tête affreux m’empêche de me coiffer ; un rhume m’empêche de parler ; une dartre qui s’est répandue sur mon visage me fait beaucoup souffrir et ne m’embellit pas. Je suis indigne de vous voir, et je crois qu’il vaut mieux m’en tenir à vous assurer de loin de mon respect, de mon attachement et de mes regrets. La sotte

  1. C’est ainsi qu’on parle quand on est sûr d’être reçu.