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empruntait des volumes à M. de Charrière pour se former l’esprit et le cœur, en parlait avec dégoût, s’en moquait à son ordinaire, et ne les lisait pas moins avidement. On aura le ton par les deux billets suivants :

« … Je n’ai pu hier que recevoir et non renvoyer les CC. (Contemporaines). Je ne suis pas un Hercule, et il me faut du temps pour les expédier. En voici cinq que je vous remets aujourd’hui, en me recommandant à M. de Charrière pour la suite. C’est drôle après avoir dit tant de mal de Rétif. Mais il a un but, et il y va assez simplement ; c’est ce qui m’y attache. Il met trop d’importance aux petites choses. On croirait, quand il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité d’un mari, que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses, et qui doivent nous occuper éternellement. Pauvres petits insectes ! qu’est-ce que le bonheur ou la dignité[1] ? Plus je vis et plus je vois que tout n’est rien. Il faut savoir souffrir et rire, ne serait-ce que du bout des lèvres. Ce n’est pas du bout des lèvres que je désire (et que je le dis) de me retrouver à Colombier le 2 de janvier.

« H. B. »

« Je me porte bien, madame, et je me trouve bien bête de ne pas vous aller voir ; mais je résiste comme vous l’ordonnez. Mon Esculape Leschot est tout plein d’attention pour moi. Cependant je puis vous assurer que si ma tête n’est pas blanche, elle sera bientôt chauve.

« J’attends qu’on m’apporte de la cire et je continue :

« Je lis Rétif de La Bretonne, qui enseigne aux femmes à prévenir les libertés qu’elles pourraient permettre, et qui,

  1. Qu’est-ce que le bonheur ou la dignité ? Fatale parole ! celui qui l’a dite à vingt ans ne s’en guérira jamais. – La dignité touche De bien près à la probité même : « En fait de probité, disait Duclos au précepteur d’un jeune enfant, tenez-lui la dragée très-haute ; l’usage du monde en rabat assez. »