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« Chesterford, ce 22 juillet 1787.

« Vous aurez bien deviné, madame, au ton de ma précédente lettre (elle manque), que mon séjour à Patterdale était une plaisanterie ; mais ce qui n’en est pas une, c’est la situation où je suis actuellement, dans une petite cabane, dans un petit village, avec un chien et deux chemises. J’ai reçu des lettres de mon père, qui me presse de revenir, et je le rejoindrai dans peu. Mais je suis déterminé à voir le peuple des campagnes, ce que je ne pourrais pas faire si je voyageais dans une chaise de poste. Je voyage donc à pied et à travers champs. Je donnerais, non pas dix louis, car il ne m’en resterait guère, mais beaucoup, un sourire de Mlle  Pourrat, pour n’être pas habitué à mes maudites lunettes. Cela me donne un air étrange, et l’étonnement répugne à l’intimité du moment, qui est la seule que je désire. On est si occupé à me regarder, qu’on ne se donne pas la peine de me répondre. Cela va pourtant tant bien que mal. En trois jours, j’ai fait quatre-vingt-dix milles ; j’écris le soir une petite lettre à mon père, et je travaille à un roman que je vous montrerai. J’en ai, d’écrites et de corrigées, cinquante pages in-8o ; je vous le dédierai si je l’imprime[1]. – J’ai rencontré à Londres votre médecin, je l’ai trouvé bien aimable ; mais je ne suis pas bon juge et je me récuse, car nous n’avons parlé que de vous. Écrivez-moi toujours à Londres. On m’envoie les lettres à la poste de quelque grande ville par laquelle je passe.

« J’ai balancé comment je voyagerais ; je voulais prendre un costume plus commun, mais mes lunettes ont été un obstacle. Elles et mon habit, qui est beaucoup trop gentleman-like, me donnent l’air d’un broken gentleman, ce qui me

  1. Ce livre n’a jamais paru. Nous avons, dit M. Gaullieur, les feuilles manuscrites qui ont été mises au net, et l’ébauche du reste. C’est un roman dans la forme épistolaire.