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rien qui puisse vous flatter. Laissez-moi, par politique, quelque air de raison et de liberté. On a toujours cru (et, sans doute, avec justice) que c’est par un choix très-éclairé que je vous aime plus que ma vie, et que la source de ma constance étoit beaucoup plus dans votre caractère que dans le mien. Or, si vous deveniez déraisonnable et capricieuse, l’idée qu’on a d’une Aïssé toujours juste, tendre, douce, égale, s’évanouiroit. Je ne vous en aimerois peut-être pas moins (ma passion fait partie de mon âme et je ne puis la perdre qu’en cessant de vivre), mais vous seriez moins aimable aux yeux des autres, et ce seroit dommage. Laissez au monde l’exemple d’une personne qui sait aimer avec fidélité et se faire toujours aimer sans aucun art, mais peut-être plus aimable que qui que ce soit. « Que vous ai-je fait, ma reine ? Dites-le, si vous pouvez. Rien, en vérité. Je jure que je n’ai pas cessé un moment de vous être uniquement attaché : vous n’avez pas à la tête un cheveu qui ne m’inspire plus de goût et de sentiment que toutes les femmes du monde ensemble, et je vous permets de le dire et de le lire à qui vous voudrez. »


(1726.)

« C’est aujourd’hui le sept d’octobre, et, selon ce que vous me mandez, ma chère Aïssé, vous devez être à Sens. J’y transporte toutes mes idées, mon cœur ne s’entretient plus que de Sens : c’est là que sont maintenant réunis les deux objets de toute ma tendresse. Ne m’écrivez-vous pas de longues lettres ? Mandez-moi tout, ma reine : la peinture la plus naïve et la plus circonstanciée sera celle qui me plaira davantage. Faites-la-moi voir d’ici tout entière, s’il est possible : je ne veux point d’échantillon. Une réponse, un bon mot, qui doit souvent toute sa grâce à celui qui l’interprète, n’est point ce qu’il me faut : je veux le portrait de tout le caractère, de toute la personne ensemble, de la figure, de l’esprit et surtout du cœur. C’est le cœur qui nous conduit : l’instinct d’un cœur droit est mille fois plus sûr que toutes les réflexions d’un bel esprit : c’est du cœur que partent tous les premiers mouvements : c’est au cœur que nous obéissons sans cesse.