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qui est peintre lui-même, s’il n’y a de la lumière et du soleil. » Le dialecte dorien chez Théocrite, et dès la première idylle, répond à ce soleil, à cette lumière. Si je voulais donner idée de l’impression que j’en reçois, je n’aurais qu’à rappeler ce vers de Virgile :

Pascitur in magna silva formosa juvenca ;
et cet autre vers de Lucrèce :
Per loca pastorum deserta atque otia dia.

La première partie de cette idylle est donc toute calme et riante : pour mieux décider Thyrsis à chanter les couplets qu’il lui demande, le chevrier lui offre une coupe dont il lui fait une ravissante description, et il y complète par les paroles l’intention des ciselures ; puis il finit par cette réflexion mélancolique, qui sert comme de transition au chant funèbre de la seconde partie : « Allons, chante, ô mon bon ! car ton chant, tu ne l’emporteras pas dans l’Érèbe, qui fait tout oublier. » Suivent les couplets où Thyrsis déplore la mort de Daphnis, de ce premier chantre pastoral qui mourut victime, comme Hippolyte, de la vengeance de Vénus. On retrouve là tant d’images prodiguées et usées depuis, mais qui s’y rencontrent toutes fraîches et à leur source. Les imprécations du mourant contre Vénus, qui est accourue en personne pour jouir de son agonie, exhalent l’énergique passion. De même qu’Hippolyte expirant n’a recours qu’à Diane, c’est vers Pan que Daphnis se tourne à sa dernière heure, et il ne veut remettre sa flûte à l’haleine de miel à personne autre qu’à lui.

Hommes et poëtes, ne sommes-nous pas tous plus ou moins comme le Daphnis de l’idylle, qui, en mourant, ne veut rendre sa flûte qu’au dieu, et qui crie aux ronces de donner des violettes, au genévrier de porter le narcisse, et au monde entier d’aller sens dessus dessous, parce que lui-même il s’en va ? Après moi le déluge ! Les Grecs disaient :