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chasse : on mourra volontiers après avoir tiré sur les bêtes puantes. » C’est ainsi que la mort toute fraîche d’un ami, ou, si c’est trop dire, d’une connaissance si anciennement appréciée, de celui qu’on avait comparé une fois à Couci, ne vient là que pour servir de trait à la petite passion du moment. Celui qui vit ne voit qu’un prétexte et qu’un à-propos d’esprit dans celui qui meurt [M].

Cependant la postérité féminine d’Aïssé prospérait en beauté et en grâce ; je ne sais quel signe de la fine race circassienne continuait de se transmettre et de se refléter à de jeunes fronts. Mme  de Nanthia n’eut qu’une fille unique qui fut mariée au comte de Bonneval, de l’une des premières familles du Limousin [N] ; mais ici la tige discrète, qui n’avait par deux fois porté qu’une fleur, sembla s’enhardir et se multiplia. Il s’était glissé dans mon premier travail une bien grave erreur que je suis trop heureux de pouvoir réparer : j’avais dit que la race d’Aïssé était éteinte, elle ne l’est pas. Deux filles et un fils issus de Mme  de Bonneval, à savoir, la vicomtesse d’Abzac, la comtesse de Calignon et le marquis de Bonneval, qu’on appelait le beau Bonneval à la Cour de Berlin pendant l’émigration, continuèrent les traditions d’une famille en qui les dons de la grâce et de l’esprit sont reconnus comme héréditaires ; la vicomtesse d’Abzac fut la seule qui mourut sans enfants, et les autres branches n’ont pas cessé de fleurir. Mme  d’Abzac [O], au rapport de tous, était une merveille de beauté. Parlant d’elle et de sa mère, ainsi que de son aïeule, un témoin bien bon juge des élégances, M. de Sainte-Aulaire, nous dit : « Un de mes souvenirs d’enfance les plus vifs, c’est d’avoir vu ces trois dames ensemble : les deux dernières (Mmes d’Abzac et de Bonneval), dans tout l’éclat de leur beauté, semblaient être des sœurs, et Mme  de Nanthia, malgré son âge de plus de soixante ans, ne déparait pas le groupe. » Un autre témoin bien digne d’être écouté, une femme qui se rattache à ces souvenirs d’enfance par la mémoire du cœur, nous dit encore : « Mme  de Nanthia