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les traits de son visage ; que ne peut-on de même peindre les qualités de son âme ! » Cependant, l’âge venant, pour ne plus quitter sa fille, il dit adieu à Paris et se fixa au château de Mayac, chez sa sœur la marquise d’Abzac. Vingt années déjà s’étaient écoulées depuis la perte irréparable. Les lettres qu’on a de lui, écrites à Mme du Deffand (1733-1754), nous le montrent établi dans la vie domestique, à la fois fidèle et consolé. La main souveraine du temps apaise ceux même qu’elle ne parvient point à glacer. C’est bien au fond le même homme encore, non plus du tout brillant, devenu un peu brusque, un peu marqué d’humeur, mais bon, affectueux, tout aux siens et à ses amis, c’est le même cœur : « Car vous qui devez me connaître, vous savez bien, madame, que personne ne m’a jamais aimé que je ne le lui aie bien rendu. » Que fait-il à Mayac ? il mène la vie de campagne, surtout il ne lit guère : « Le brave Julien, dit-il, m’a totalement abandonné : il ne m’envoie ni livres, ni nouvelles, et il faut avouer qu’il me traite assez comme je le mérite, car je ne lis aujourd’hui que comme d’Ussé, qui disait qu’il n’avait le temps de lire que pendant que son laquais attachait les boucles de ses souliers. J’ai vraiment bien mieux à faire, madame : je chasse, je joue, je me divertis du matin jusqu’au soir avec mes frères et nos enfants, et je vous avouerai tout naïvement que je n’ai jamais été plus heureux, et dans une compagnie qui me plaise davantage. » Il a toutefois des regrets pour celle de Paris ; il envoie de loin en loin des retours de pensée à Mmes de Mirepoix et du Châtel, aux présidents Hénault et de Montesquieu, à Formont, à d’Alembert : « J’enrage, écrit-il (à Mme du Deffand toujours), d’être à cent lieues de vous, car je n’ai ni l’ambition ni la vanité de César : j’aime mieux être le dernier, et seulement souffert dans la plus excellente compagnie, que d’être le premier et le plus considéré dans la mauvaise, et même dans la commune ; mais si je n’ose dire que je suis ici dans le premier cas, je puis au moins vous assurer que je ne suis pas dans le second : j’y trouve