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La fidèle Sophie, qui est aussi essentielle dans l’histoire de sa maîtresse que l’est la bonne Rondel dans celle de Mlle  De Launay, ne tarda pas, pour la mieux pleurer, à entrer dans un couvent.

Mais le chevalier ! sa douleur fut ce qu’on peut imaginer ; il se consacra tout entier à cette tendre mémoire et à la jeune enfant qui désormais la faisait revivre à ses yeux. Dès qu’elle fut en âge, il la retira du couvent de Sens, il l’adopta ouvertement pour sa fille, la dota et la maria (1740) à un bon gentilhomme de sa province, le vicomte de Nanthia [J]. « Ma mère m’a souvent raconté, écrit M. de Sainte-Aulaire[1], que, lors de l’arrivée en Périgord du chevalier d’Aydie avec sa fille, l’admiration fut générale ; il la présenta à sa famille, et, suivant la coutume du temps, il allait chevauchant avec elle de château en château ; leur cortége grossissait chaque jour, parce que la fille d’Aïssé emmenait à sa suite et les hôtes de la maison qu’elle quittait et tous les convives qu’elle y avait rencontrés. » Ainsi allait, héritière des grâces de sa mère, cette jeune reine des cœurs. Nous retrouvons le chevalier à Paris l’année suivante (décembre 1741), adressant à sa chère petite, comme il l’appelle, toutes sortes de recommandations sur sa prochaine maternité [K], et il ajoutait : « M. de Boisseuil, qui doit retourner en Périgord au mois de janvier, m’a promis de se charger du portrait de votre mère. Je ne doute pas qu’il ne vous fasse grand plaisir. Vous verrez

    moyen de le faire autrement) que dans cette dernière maladie (1732), Voltaire avait envoyé à Mlle  Aïssé un ratafia pour l’estomac, accompagné d’un quatrain galant qui s’est conservé dans ses œuvres. De loin (ô vanité de la douleur même !), tout cela s’ajoute, se mêle, l’angoisse unique et déchirante, l’intérêt aimable et léger, un trait gracieux de bel-esprit célèbre, et un cœur d’amant qui se brise. Même pour ceux qui ne restent pas indifférents, c’est devoir, dans cet inventaire final, de tenir compte de tout. – Voir ci-après les notes [H] et [I].

  1. Dans la Notice manuscrite sur le chevalier d’Aydie, dont nous lui devons communication.