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naître la vertu. Je suis remplie de défauts, mais je respecte et j’aime la vertu… » Cette idée de vertu entra donc distinctement pour la première fois dans ce cœur qui était fait pour elle, qui y aspirait d’instinct, qui était malade de son absence, mais qui n’en avait encore rencontré jusque-là aucun vrai modèle. Cette pensée se trouve exprimée avec ingénuité, avec énergie, en maint endroit des lettres ; elles suivirent de près le départ de Mme  de Calandrini, à dater d’octobre 1726. Mlle  Aïssé cause avec son amie de ses regrets d’être loin d’elle, du monde qu’elle a sous les yeux et qu’elle commence à trouver étrange, et aussi elle touche en passant l’état de ses propres sentiments et de ceux du chevalier ; c’est un courant peu développé qui glisse d’abord et peu à peu grossit. Après bien des retards, bien des projets déjoués, il y a un voyage qu’elle fait à Genève ; il y en a un à Sens où elle voit au couvent sa fille chérie. Sa santé décroît, ses scrupules de conscience augmentent, la passion du chevalier ne diminue pas ; tout cela mène au triomphe des conseils austères et à une réconciliation chrétienne en vue de la mort, conclusion douce et haute, pleine de consolations et de larmes.

Ce qui fait le charme de ces lettres, c’est qu’elles sont toutes simples et naturelles, écrites avec abandon et une sincérité parfaite. « Il y règne un ton de mollesse et de grâce, et cette vérité de sentiment si difficile à contrefaire[1]. » Je ne les conseillerais pas à de beaux-esprits qui ne prisent que le compliqué, ni aux fastueux qui ne se dressent que pour de grandes choses ; mais les bons esprits, et qui connaissent les entrailles (pour parler comme Aïssé elle-même), y trouveront leur compte, c’est-à-dire de l’agrément et une émotion saine. Voltaire, qui avait eu communication du manuscrit pendant son séjour en Suisse, écrivait à d’Argental (de Lausanne, 12 mars 1758) : « Mon cher

  1. Article du Mercure de France, août 1788, page 181.