Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout dépendait du succès d’une lecture. Il alla droit à cet écueil et s’y complut. Rivarol disait de lui : « Il fait un sort à chaque vers, et il néglige la fortune du poème !  » Quand Delille avait achevé quelque portion descriptive, quelque morceau, il avait coutume de dire : « Eh bien, où mettrons-nous ça maintenant ? » On le voit, c’était moins un poème qu’il composait, qu’un appartement, en quelque sorte, qu’il ornait et meublait selon la fantaisie ou l’occurrence.

Le Mercure, qui donna sur les Jardins un pur article d’ami[1], nous montre quelle était alors dans le monde la vraie situation du poète, en ces mots :« Voici le moment que la critique attendait pour se venger de ce dupeur d’oreilles, dont le débit enchanteur la réduisait au silence. M. l’abbé Delille respecte toutes les réputations, applaudit à tous les talents, ménage l’amour-propre de tout le monde ; n’importe ! on affligera le sien, si l’on peut ; c’est la règle. Pense-t-il être impunément le poète le plus aimable et le plus aimé ? » Ce caractère inoffensif et bienveillant de l’abbé Delille le rendit, jusque bien avant dans la Révolution, étranger à toutes les querelles. Il n’était pas encyclopédiste, et il voyait Diderot, et il récitait des vers, près de Roucher qu’on lui comparait encore, aux déjeuners de l’abbé Morellet. Il n’était ni gluckiste ni picciniste, au grand déplaisir de Marmontel qui, dans son poème de l’Harmonie, disait :

L’abbé Delille avec son air enfant
Sera toujours du parti triomphant :

épigramme que Delille réfuta suffisamment dans la seconde moitié de sa vie, en étant du parti des malheureux[2].

La critique la plus célèbre qui parut contre les Jardins est

  1. Juin 1782. L’article n’est pas de La Harpe.
  2. J’emprunte cette pensée à M. Michaud, à qui j’en dois, sur ce sujet, beaucoup d’autres, puisées surtout dans sa spirituelle conversation.