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coquetterie du dehors, et il était sérieusement crédule dans son prétendu amour des champs, comme La Fontaine par exemple, s’il avait cru aimer la cour[1]. Volney tenait de d’Holbach une anecdote qui ne peint pas moins Delille que Diderot, deux figures si diverses[2] : « On venait de vanter le bonheur de la campagne devant Diderot ; sa tête se monte, il veut aller passer du temps à la campagne : où ira-t-il ? Le gouverneur du château de Meudon arrive en visite ;  il connaît Diderot, il apprend son désir ;  il lui assigne une chambre au château. Diderot va la voir, en est enchanté, il ne sera heureux que là : il revient en ville, l’été se passe sans qu’il retourne là-bas. Second été, pas plus de voyage. En septembre, il rencontre le poëte Delille qui l’aborde en disant : « Je vous cherchais, mon ami ;  je suis occupé de mon poëme ;  je voudrais être solitaire pour y travailler. Madame d’Houdetot m’a dit que vous aviez à Meudon une jolie chambre où vous n’allez point. » – « Mon cher abbé, écoutez-moi : nous avons tous une chimère que nous plaçons loin de nous ;  si nous y mettons la main, elle se loge ailleurs. Je ne vais point à Meudon, mais je me dis chaque jour : J’irai demain. Si je ne l’avais plus, je serais malheureux. » – Delille aurait été un peu embarrassé, je pense, si Diderot l’avait pris au mot, et il se serait vite ennuyé de cette chambre solitaire. La campagne fut toujours, si l’on peut dire, le dada de l’abbé Delille ;  il en

  1. Un homme de goût, qui dans sa jeunesse put étudier de près ce que de loin on confond, me fait remarquer que chez Saint-Lambert, au milieu de la roideur et de la monotonie qui nous choquent aujourd'hui, on saisirait un amour des champs, un sentiment de la nature tout autrement vrai que chez Delille. Saint-Lambert avait été élevé à la campagne ; il y avait vécu. Sa description de l'été, par exemple, et de la Canicule, a bien de l'énergie et de la vérité ; elle se couronne par ces beaux vers :

     Tout est morne, brûlant, tranquille ; et la lumière
     Est seule en mouvement dans la nature entière.

  2. Lettres inédites de Volney, dans Bodin, Recherches sur l'Anjou.