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avait inspirés et caressés à leur naissance ; c’est le même esprit de ce monde recommençant, et enfin rallié après les orages, qui les accueillit, lors de leur publication, avec un enthousiasme auquel les sentiments politiques rendaient, il est vrai, plus de vie et une nouvelle jeunesse. Le pathétique, chez Delille, alla en augmentant à travers le technique, et il y eut sympathie de plus en plus vive de toute une partie de la société pour ce qui semblait n’avoir dû être d’abord qu’un passe-temps de ses loisirs.

Nommé en 1772 à l’Académie, en même temps que Suard, Delille se vit rejeté ainsi que lui par le roi, sous prétexte qu’il était trop jeune (il avait trente-quatre ans), mais en réalité comme suspect d’encyclopédisme[1]. L’abbé Delille encyclopédiste ! On lui fit bientôt réparation, et il fut reçu en 1774 à la place de La Condamine. Le comte d’Artois, devenu l’un des protecteurs les plus affectueux du poëte, le fit d’abord nommer chanoine de Moissac, dans le Quercy, puis il lui donna l’abbaye de Saint-Severin, dépendante de la généralité d’Artois, et qui n’astreignait qu’aux Ordres moindres. Aussi heureux qu’on pouvait l’être en ces heureuses années, l’aimable poëte n’eut plus que des douceurs, qu’interrompaient à peine, de loin en loin, quelques critiques épigrammatiques, des plis de rose. Les Mémoires du temps, la Correspondance de Grimm, les Souvenirs, récemment publiés, de madame Lebrun, nous le montrent dans toute la vivacité et la naïveté de sa gentillesse. Madame Le Coulteux du Moley, chez qui il passait une partie de sa vie à la Malmaison, a tracé de lui le plus piquant des portraits[2] : « ..... Rien ne peut se comparer ni aux grâces de son esprit, ni à son feu, ni à sa gaieté, ni à ses saillies, ni à ses disparates. Ses ouvrages même n’ont ni le caractère ni la physionomie de sa conversation. Quand on

  1. On peut voir à ce sujet les agréables Mémoires de Garat sur Suart, t. I, p. 325, 355, 362, etc.
  2. On peut voir à ce sujet les agréables Mémoires de Garat sur Suart, t. I, p. 325, 355, 362, etc.