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du beau monde, et l’opposé en cela de Jean-Jacques. Dans un exemple moindre, mais qui me frappe aussi, madame Desbordes-Valmore, jeune fille, va en Amérique, d’où, après des pertes et d’affreux malheurs, elle revient élégiaque éplorée, tandis que Désaugiers revient de là même, après des malheurs pareils, le plus gai des chansonniers du Caveau. Ainsi Delille, enfant naturel, élevé par charité, n’en sera pas moins, dès son premier pas dans le monde, et au rebours de l’aigre La Harpe ou de l’âcre Chamfort, le petit abbé le plus espiègle et le bel esprit le plus charmant.

C’est pendant et peut-être même avant son séjour au collége de Beauvais, et lors de ses premiers essais de la traduction des Géorgiques, qu’il fit à Louis Racine cette visite touchante dont il est parlé dans la préface de l’Homme des Champs. Au premier mot d’une traduction en vers des Géorgiques, Louis Racine se récria : « Les Géorgiques ! dit-il d’un ton sévère, c’est la plus téméraire des entreprises. Mon ami M. Le Franc, dont j’honore le talent, l’a tentée, et je lui ai prédit qu’il échouerait. » — « Cependant, continue Delille en son récit, le fils du grand Racine voulut bien me donner un rendez-vous dans une petite maison où il se mettait en retraite deux fois par semaine, pour offrir à Dieu les larmes qu’il versait sur la mort d’un fils unique… Je me rendis dans cette retraite (du côté du faubourg Saint-Denis) ; je le trouvai dans un cabinet au fond du jardin, seul avec son chien qu’il paraissait aimer extrêmement. Il me répète plusieurs fois combien mon entreprise lui paraissait audacieuse. Je lis avec une grande timidité une trentaine de vers. Il m’arrête, et me dit : Non-seulement je ne vous détourne plus de votre projet, mais je vous exhorte à le poursuivre. »

Ginguené, parlant de l’Homme des Champs dans la Décade, relève ce qu’a d’intéressant cette visite qui lie ensemble la chaîne des noms et des souvenirs poétiques, et il ajoute avec un beau sentiment de piété littéraire : « On sait que le poëte Le Brun eut avec Louis Racine les liaisons les plus intimes,