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MOLIÈRE


Il y a en poésie, en littérature, une classe d’hommes hors de ligne, même entre les premiers, très-peu nombreuse, cinq ou six en tout, peut-être, depuis le commencement, et dont le caractère est l’universalité, l’humanité éternelle intimement mêlée à la peinture des mœurs ou des passions d’une époque. Génies faciles, forts et féconds, leurs principaux traits sont dans ce mélange de fertilité, de fermeté et de franchise ; c’est la science et la richesse du fonds, une vraie indifférence sur l’emploi des moyens et des genres convenus, tout cadre, tout point de départ leur étant bon pour entrer en matière ; c’est une production active, multipliée à travers les obstacles, et la plénitude de l’art fréquemment obtenue sans les appareils trop lents et les artifices. Dans le passé grec, après la grande figure d’Homère, qui ouvre glorieusement cette famille et qui nous donne le génie primitif de la plus belle portion de l’humanité, on est embarrassé de savoir qui y rattacher encore. Sophocle, tout fécond qu’il semble avoir été, tout humain qu’il se montra dans l’expression harmonieuse des sentiments et des douleurs, Sophocle demeure si parfait de contours, si sacré, pour ainsi dire, de forme et d’attitude, qu’on ne peut guère le déplacer en idée de son piédestal purement grec. Les fameux comiques nous manquent, et l’on n’a que le nom de Ménandre, qui fut peut-être le plus parfait dans la famille des génies dont nous parlons ; car chez Aristophane la fantaisie merveilleuse, si athénienne, si charmante, nuit pourtant à l’universalité.