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foule, toujours fanatique, s’était assemblée autour de la maison mortuaire avec des apparences hostiles ; on la dissipa en lui jetant de l’argent. Il fut moins aisé de la dissiper au convoi de Louis XIV.

A peine mort, de toutes parts on apprécia Molière. On sait les magnifiques vers de Boileau, qui s’y éleva à l’éloquence[1] et qui eut un accent de Bossuet sur une mort où Bossuet eut la violence d’un Le Tellier. La réputation de Molière a brillé croissante et incontestée depuis. Le xviiie siècle a fait plus que la confirmer, il l’a proclamée avec une sorte d’orgueil philosophique. Il ne se fit entendre contre, que les réclamations morales de Jean-Jacques et quelques réserves du bon Thomas, l’ami de madame Necker, en faveur des femmes savantes. Ginguené a publié une brochure pour montrer Rabelais précurseur et instrument de la Révolution française ; c’était inutile à prouver sur Molière. Tous les préjugés et tous les abus flagrants avaient évidemment passé par ses mains, et, comme instrument de circonstance, Beaumarchais lui-même n’était pas plus présent que lui ; le Tartufe, à la veille de 89, parlait aussi net que Figaro. Après 94, et jusqu’en 1800 et au delà, il y eut un incomparable moment de triomphe pour Molière, et par les transports d’un public ramené au rire de la scène, et par l’esprit philosophique régnant alors et vivement satisfait, et par l’ensemble, la perfection des comédiens français chargés des rôles comiques, et l’excellence de Grandmesnil en particulier[2]. La Révolution close, Na-

  1. Avant qu’un peu de terre, etc., dans l’Épître à Racine. Je ferai remarquer que, malgré la brouillerie ancienne de Molière et de Racine, c’était par l’éclatant exemple de Molière que Boileau songeait à consoler l’auteur de Phèdre des critiques injustes qu’il essuyait. Il n’entrait pas dans la pensée de Boileau que cet éloge de Molière pût déplaire à Racine : il y avait équité et décence jusque dans les brouilleries des grands hommes de ce temps-là.
  2. Cet ensemble n’eut lieu qu’après la réunion du théâtre de l’Odéon avec celui du Palais-Royal ou de la République ; car les opinions politiques avaient aussi séparé la Comédie en deux camps. Revenue à