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voix sourde, des inflexions dures, une volubilité de langue qui précipitoit trop sa déclamation, le rendoient de ce côté fort inférieur aux acteurs de l’hôtel de Bourgogne. Il se rendit justice et se renferma dans un genre où ses défauts étoient plus supportables. Il eut même bien des difficultés pour y réussir et ne se corrigea de cette volubilité, si contraire à la belle articulation, que par des efforts continuels qui lui causèrent un hoquet qu’il a conservé jusqu’à la mort et dont il savoit tirer parti en certaines occasions. Pour varier ses inflexions, il mit le premier en usage certains tons inusités, qui le firent d’abord accuser d’un peu d’affectation, mais auxquels on s’accoutuma. Non-seulement il plaisoit dans les rôles de Mascarille, de Sganarelle, d’Hali, etc., etc. ; il excelloit encore dans les rôles de haut comique, tels que ceux d’Arnolphe, d’Orgon, d’Harpagon. C’est alors que par la vérité des sentiments, par l’intelligence des expressions et par toutes les finesses de l’art, il séduisoit les spectateurs au point qu’ils ne distinguoient plus le personnage représenté d’avec le comédien qui le représentoit. Aussi se chargeoit-il toujours des rôles les plus longs et les plus difficiles. » Tous les contemporains, De Visé, Segrais, sont unanimes sur ce succès prodigieux obtenu par Molière dès qu’il consentait à déposer la couronne tragique de laurier pour laquelle il avait un faible[1]. Dans ce qu’on appelle les rôles à manteau où il jouait, le seul Grandmesnil peut-être l’a égalé depuis. Mais dans le tragique aussi, sa direction, si ce n’est son exécution, était parfaite. La

  1. Dans le tome Ier des Hommes illustres de Perrault, l’article Molière se termine par cet éloge : « Il a ramassé en lui seul tous les talents nécessaires à un comédien. Il a été si excellent acteur pour le comique, quoique très-médiocre pour le sérieux, qu’il n’a pu être imité que très-imparfaitement par ceux qui ont joué son rôle après sa mort. Il a aussi entendu admirablement les habits des acteurs en leur donnant leur véritable caractère, et il a eu encore le don de leur distribuer si bien les personnages et de les instruire ensuite si parfaitement qu’ils semblaient moins des acteurs de comédie que les vraies personnes qu’ils représentaient. »