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Molière ne séparait pas les œuvres dramatiques de la représentation qu’on en faisait, et il n’était pas moins directeur et acteur excellent qu’admirable poëte. Il aimait, avons-nous dit, le théâtre, les planches, le public ; il tenait à ses prérogatives de directeur, à haranguer en certains cas solennels, à intervenir devant le parterre parfois orageux. On raconte qu’un jour il apaisa par sa harangue MM. les mousquetaires furieux de ce qu’on leur avait supprimé leurs entrées. Comme acteur, ses contemporains s’accordent à lui reconnaître une grande perfection dans le jeu comique, mais une perfection acquise à force d’étude et de volonté. « La nature, dit encore Mademoiselle Poisson, lui avoit refusé ces dons extérieurs si nécessaires au théâtre, surtout pour les rôles tragiques. Une

    individuellement en eux, mais en les peignant de la même nature humaine qu’ils sont eux-mêmes, sauf les différences de proportions qu’ils combinent à dessein. C’est pour cela que les grands génies dramatiques doivent unir tous les éléments de l’âme humaine à un plus haut degré, mais dans les mêmes proportions que le commun des hommes ; qu’ils doivent posséder un équilibre moyen entre des doses plus fortes d’imagination, de sensibilité, de raison. Or, supposez une nature très-lyrique, c’est-à-dire un peu singulière, exceptionnelle, chez laquelle les éléments de l’âme humaine fortement combinés ne sont pas dans les mêmes proportions que chez le commun des hommes ; chez laquelle, par exemple, l’imagination est double ou triple, la raison moindre, inégale, la logique opiniâtre et subtile, la sensibilité violente, ne se produisant jamais qu’à l’état héroïque de passion sans remplir doucement les intervalles. Qu’une telle nature de poëte lyrique veuille créer des personnages vivants, un monde d’ambitieux, d’amants, de pères, etc. ; il arrivera que n’ayant pas en soi la mesure juste, la moyenne, en quelque sorte, de l’âme humaine, le poëte se méprendra sur toutes les proportions des caractères, et ne parviendra pas à les poser dans un rapport naturel de terreur et de pitié avec les impressions de tous. C’est ce qui est arrivé à notre célèbre contemporain en ses drames. La base humaine, sur laquelle les passions de ses personnages se relèvent et sont en jeu, ne semble pas la même entre le poëte et les spectateurs. Tant qu’il se tient dans le genre lyrique au contraire, et qu’il ne parle qu’en son nom, ces singularités fortes peuvent n’être que des traits de caractère qu’on admet, ou que même on admire. – Il s’agit, dans ce qui précède, des drames de Victor Hugo, desquels, au lendemain des Bargraves, quelqu’un disait : « Ce sont les marionnettes de l’île des Cyclopes. »