Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/53

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se raille lui-même sur sa fluxion et sa toux ; ainsi encore, dans l’Avare, il accommode au rôle de La Flèche la marche boiteuse de Béjart aîné, comme il avait attribué au Jodelet des Précieuses la pâleur de visage du comédien Brécourt. Il est infiniment probable qu’il a songé dans Arnolphe, dans Alceste, à son âge, à sa situation, à sa jalousie, et que sous le travestissement d’Argan il donne cours à son antipathie personnelle contre la Faculté. Mais une distinction essentielle est à faire, et l’on ne saurait trop la méditer parce qu’elle touche au fond même du génie dramatique. Les traits précédents ne portent que sur des conformités assez vagues et générales ou sur de très-simples détails, et en réalité aucun des personnages de Molière n’est lui. La plupart même de ces traits tout à l’heure indiqués ne doivent être pris que pour des artifices et de menus à-propos de l’acteur excellent, ou pour quelqu’une de ces confusions passagères entre l’acteur et le personnage, familières aux comiques de tous les temps et qui aident au rire. Il n’en faut pas dire moins de ces prétendues copies que Molière aurait faites de certains originaux. Alceste serait le portrait de M. de Montausier, le Bourgeois Gentilhomme celui de Rohault, l’Avare celui du président de Bercy ; que sais-je ? ici c’est le comte de Grammont, là le duc de La Feuillade, qui fait les frais de la pièce. Les Dangeau, les Tallemant, les Guy Patin, les Cizeron-Rival, ces amateurs d’ana, donnent là-dedans avec un zèle ingénu et nous tiennent au courant de leurs découvertes anecdotiques sans nombre ; tout cela est futile. Non, Alceste n’est pas plus M. de Montausier qu’il n’est Molière, qu’il n’est Despréaux, dont il reproduit également quelque trait. Non, le chasseur même des Fâcheux n’est pas tout uniment M. de Soyecourt, et Trissotin n’est l’abbé Cotin qu’un moment. Les personnages de Molière, en un mot, ne sont pas des copies, mais des créations. Je crois à ce que dit Molière des prétendus portraits dans son Impromptu de Versailles, mais par des raisons plus radicales que celles qu’il donne. Il y a des traits à l’infini chez