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Archimède, Aristote, Euclide, Scot (Duns), Calculator, etc. (je fais grâce des autres), le matois Saint-Ange répond :« Tu m’endors quand tu me parles de tous ces auteurs-là que je ne connois point ; il y avoit l’autre jour un homme bien sensé, chez Blaise, qui n’y faisoit pas tant de finesse ; car il disoit que la Sagesse de Charron et la République de Bodin étoient les meilleurs livres du monde, et sa raison étoit que le premier enseigne à se bien gouverner soi-même, et le second à bien gouverner les autres… Ce discours, à te dire vrai, me tient lieu de démonstration et me persuade bien davantage que ne font tous les mathématiciens et philosophes ; mais tu as l’esprit si sublime que tu voudrois toujours être avec les auteurs de la première classe. Pour moi, je me tiens aux médiocres, c’est-à-dire à ceux que tu appelles honnêtes gens et bons esprits. » Naudé, en écrivant cette charmante page, ne comprenait-il donc pas que le nombre de ces honnêtes gens et de ces bons esprits vulgaires à la Saint-Ange allait augmenter assez pour faire un public qui ne serait plus la populace ? Le tiers état de Sieyès était au bout, notre classe moyenne.

Si Naudé ne comptait pas assez sur ce prochain monde des bons esprits, il semble avoir encore moins soupçonné qu’une autre portion plus délicate s’y introduirait, et que l’heure approchait où il faudrait écrire en français pour être lu même des femmes. Chez Naudé, les femmes n’entrent pas ; latin à part, il y a des grossièretés.

La finesse d’ailleurs, la raillerie couverte, la sournoiserie même de l’auteur entre ces deux bons compères, Saint-Ange et Mascurat, va aussi loin qu’on peut supposer. Je veux trahir et prendre sur le fait sa méthode habituelle. A un endroit, par exemple, il énumère au long les académies d’Italie ; rien de plus intéressant pour les esprits académiques ; on croirait, à la complaisance du détail, que Naudé admire, qu’il se prend ; pas du tout. Prenez garde : voilà qu’à la fin, citant Pétrone sur les déclamateurs, il montre que ces façons