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que celui où la publicité de cet établissement unique eût été complète[1] ; déjà la porte particulière à l’usage des savants était pratiquée sur la rue ; déjà l’inscription latine destinée à figurer au-dessus, et qui devait dire à tous les passants (aux passants qui savaient le latin) d’entrer librement, se gravait sur le marbre noir en lettres d’or ; Naudé touchait à l’accomplissement du rêve et du labeur de toute sa vie. C’est à ce moment précis que se rapporte la lettre souvent citée de Guy Patin (27 août 1648)[2] : « M. Naudé, bibliothécaire de M. le cardinal Mazarin, intime ami de M. Gassendi comme il est le mien, nous a engagés pour dimanche prochain à aller souper et coucher nous trois en sa maison de Gentilly, à la charge que nous ne serons que nous trois et que nous y ferons la débauche : mais Dieu sait quelle débauche ! M. Naudé ne boit naturellement que de l’eau et n’a jamais goûté vin. M. Gassendi est si délicat qu’il n’en oseroit boire, et s’imagine que son corps brûleroit s’il en avoit bu. C’est pourquoi je puis bien dire de l’un et de l’autre ce vers d’Ovide :

Vina fugit, gaudetque meris abstemius undis[3].

Pour moi, je ne puis que jeter de la poudre sur l’écriture de ces deux grands hommes, j’en bois fort peu ; et néanmoins ce sera une débauche, mais philosophique, et

  1. Une sorte de publicité existait dès les années précédentes : la bibliothèque s’ouvrait tous les jeudis aux savants qui se présentaient : il y en avait quelquefois de quatre-vingts à cent qui y étudiaient ensemble (Mscurat, page 244). – Voir aussi, dans les Lettres latines de Roland Des Marels, la 31e du livre II ; il y remercie Naudé en souvenir de quelque séance.
  2. Lettres choisies de Guy Patin, tome I, page 35.
  3. Autre témoignage : « Naudé étoit d’une vie sobre et chaste ; il eut aversion de tout temps pour les assaisonnements de viandes et les recherches de table ; en fait de fruits, il ne mangeoit que des châtaignes et des noisettes. Il étoit de taille élevée, de corps allègre et dispos. » (Voir l’Éloge latin de Naudé, par Pierre Hallé.)