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« Qui peut savoir et dire ce qu’arrive à penser sur toute question fondamentale un homme de quarante ans, prudent, et qui vit dans un siècle et dans une société où tout fait une loi de cette prudence ? » Naudé n’oubliait jamais cette pensée en lisant l’histoire ; il en faisait surtout l’application aux grands esprits cultivés depuis la renaissance des lettres, et ce qu’il avait en Italie sous les yeux l’y confirmait. Dans cette familiarité du cardinal de Bagni et des Barberins, il dut être de ceux qui trouvent, après tout, que c’eût été un bel idéal que d’être cardinal romain dans le vrai temps. Lui qui n’était pas philosophe ni protestant à demi, il jugeait qu’il y avait plus de place encore pour des opinions quelconques sous la noble pourpre flottante de ses patrons que sous l’habit noir serré du ministre ; mais c’était à condition toujours de n’en rien laisser passer[1]. Il revint d’Italie avec ce pli romain très-marqué. Ses amis, au retour, s’aperçurent d’un changement en lui. Tout en restant bon et simple d’ailleurs, sa prudence s’était fort raffinée. Dans l’habitude de la vie, il ne se confiait à personne, – « à personne, hormis à M. Moreau et à moi, nous dit Guy Patin ; et quand il

  1. Dans une page du Mascurat (190), on voit trop bien en quel sens Naudé est catholique et soumis à l’Église ; c’est de la même manière et dans le même esprit que Montaigne se déclarait contre les huguenots lorsqu’ils interprétaient les Écritures. La raison qu’allègue Naudé est un petit croc-en-jambe au fond. Mascurat répond à Saint-Ange, qui vient d’exprimer la conviction naïve qu’aucune doctrine pernicieuse ne saurait se fonder sur la Sainte-Écriture : « Si tu ajoutes bien entendue, dit Mascurat, je suis de ton côté ; mais, à faute de suivre l’interprétation que la seule Église catholique donne à ces Livres sacrés, ils sont bien souvent causes de beaucoup de désordres, tant ès mœurs à cause du livre des Rois et autres pièces du Vieil Testament, qu’en la doctrine, laquelle est bien embrouillée dans le Nouveau et par les Épîtres de saint Paul principalement : Mare enim est Scriptura divina, habens in se sensus profundos et altitudinem tudinem propheticorum enigmatum, comme disoit saint Ambroise… » Quand j’entends un sceptique, citer si respectueusement un grand saint, je me dis qu’il y a anguille sous roche.