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ridicule dans un mari, et j’attribuai à son humeur ce qui étoit un effet de son peu de tendresse pour moi. Mais je n’eus que trop de moyens de m’apercevoir de mon erreur, et la folle passion qu’elle eut, peu de temps après, pour le comte de Guiche, fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la première connoissance que j’en eus, pour me vaincre moi-même, dans l’impossibilité que je trouvai à la changer. Je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit ; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvoit contribuer à ma consolation. Je la considérai comme une personne de qui tout le mérite étoit dans l’innocence, et qui par cette raison n’en conservoit plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette, et qui est bien persuadé, quoi qu’on puisse dire, que sa réputation ne dépend point de la mauvaise conduite de son épouse ; mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisoit en un moment toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier mes résolutions, et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étoient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Cependant mes bontés ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé de vivre avec elle comme si elle n’étoit pas ma femme ; mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à tel point qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts. Et quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être une même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus dans la disposition de la plaindre que de la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être poëte pour aimer de cette manière ; mais, pour moi, je crois qu’il n’y