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pitre VII, dans lequel il commente à sa guise le conseil d’Aristote, que celui qui veut se réjouir sans tristesse n’a qu’à recourir à la philosophie, nous le montre, au milieu de cette fougue du temps, savourant ce profond plaisir du sceptique qui consiste à voir se jouer à ses pieds l’erreur humaine, et laissant du premier jour échapper ce que, vingt-cinq ans plus tard, il exprimera si énergiquement dans le Mascurat : « Car, à te dire vrai, Saint-Ange, l’une des plus grandes satisfactions que j’aie en ce monde, est de découvrir, soit par ma lecture, ou par un peu de jugement que Dieu m’a donné, la fausseté et l’absurdité de toutes ces opinions populaires qui entraînent de temps en temps les villes et les provinces entières en des abîmes de folie et d’extravagances. » Aussi quelle pitié pour lui que la Fronde, et que toutes les frondes ! Il fut servi à souhait durant sa vie.

Bien qu’en plus d’un passage de ce livre sur les Rose-Croix, la religion chrétienne ne semble pas suffisamment distinguée

    pendre une rose ès chambres où les amis et parents se festinent et se réjouissent, afin que, sous l’assurance que cette rose leur donne que leurs discours ne seront point éventés, ils puissent dire tout ce que bon leur semble. » – Cette dévotion du silence a encore inspiré à Naudé une jolie épigramme, la seule même assez gracieuse qu’on trouve dans le recueil de ses vers. C’est un discours supposé dans la bouche d’un Faune pour avertir les promeneurs à l’entrée d’un petit bois qui faisait partie de son domaine de Gentilly :
    Nunc animis linguisque viti, juvenesque favete, etc.
    Avec Naudé on a, en fait de sagesse, le sub rosa exactement opposé à l’ex cathedra. – Un moderne des plus modernes, qui, assurément, ne connaissait pas l’épigramme et l’historiette mythologique de la Rose, l’élégant et brillant comte d’Orsay, a dit un mot qui en rend à merveille l’esprit et qui en est pour nous le meilleur commentaire. Ruiné et criblé de dettes, on lui conseillait d’écrire ses Mémoires et de raconter tant de choses curieuses qu’il savait sur la haute société, dans laquelle il avait passé sa vie ; un libraire de Londres lui promettait bien des guinées pour cela ; quelques amis même le pressaient : « Non, c’est impossible, répondit le comte : je ne trahirai jamais des gens avec qui j’ai diné. » – Le comte d’Orsay et Gabriel Naudé ! qu’importe le costume ? les galantes âmes se rencontrent.