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sion pour elle et malgré son génie, il n’échappa point au malheur dont il avait donné de si folâtres peintures. Don Garcie était moins jaloux que Molière ; Georges Dandin et Sganarelle étaient moins trompés. A partir de la Princesse d’Élide, où l’infidélité de sa femme commença de lui apparaître, sa vie domestique ne fut plus qu’un long tourment. Averti des succès qu’on attribuait à M. de Lauzun près d’elle, il en vint à une explication. Mademoiselle Molière, dans cette situation difficile, lui donna le change sur Lauzun en avouant une inclination pour M. de Guiche, et s’en tira, dit la chronique, par des larmes et un évanouissement. Tout meurtri de sa disgrâce, notre poète se remit à aimer mademoiselle de Brie, ou plutôt il venait s’entretenir près d’elle des injures de l’autre amour ; Alceste est ramené à Éliante par les rebuts de Célimène. Lorsqu’il donna le Misanthrope, Molière, brouillé avec sa femme, ne la voyait plus qu’au théâtre, et il est difficile qu’entre elle, qui jouait en effet Célimène, et lui, qui représentait Alceste, quelque allusion à leurs sentiments et à leurs situations réelles ne se retrouve pas. Ajoutez, pour compliquer les ennuis de Molière, la présence de l’ancienne Béjart, femme impérieuse, peu débonnaire, à ce qui semble. Le grand homme cheminait entre ces trois femmes, aussi embarrassé parfois, comme le lui disait agréablement Chapelle, que Jupiter au siège d’Ilion entre les trois déesses. Mais laissons parler sur ce chapitre domestique un contemporain du poëte, dans un récit fort peu authentique sans doute, assez

    les deux Béjart n’étaient que sœurs. Mais comment tous ceux qui ont écrit sur Molière, comment Grimarest, son principal biographe, qui écrivait d’après Baron, comment les autres contemporains, Marcel auteur présumé d’une première Vie abrégée, l’auteur inconnu de la Fameuse Comédienne, Bayle, De Visé qui contredit Grimarest sur plusieurs points, ont-ils ignoré cette façon dont Molière dut répondre ? Comment une erreur aussi forte, sur une relation aussi rapprochée, a-t-elle fait autorité du temps de Molière, et même auprès des personnes qui l’avaient beaucoup vu et pratiqué ?… Et cependant, malgré la difficulté de l’explication, c’est bien à l’acte qu’il faut croire.