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retiré de lui. Le voilà (ô infirmité humaine !) qui se monte d’autant plus fort et qui tombe dans l’excentrique, dans le particulier, dans le paradoxe spirituel, étincelant, mystique et hautain, encore semé d’aperçus, de lueurs merveilleuses, mais non plus fécond ni frappant en plein dans le but. A Pétersbourg, il est seul ou n’a affaire qu’à des esprits absolus. La solitude entête ; l’aurore boréale illumine ; il écrit n’étant qu’à un pôle. Or, en toute vérité, il faut, pour l’embrasser, tenir à la fois les deux pôles et l’entre-deux. Dans ce palais des glaces qu’il habite, les objets se réfléchissent aisément sous des angles qui prêtent à l’illusion. Ce qui est certain, c’est qu’il ne voit plus la France que de loin, par les grands événements extérieurs : ce qui s’y engendre et s’y prépare de nouveau, ce qui demain y doit vivre et n’a pas de nom encore, il ne le sait pas.

Rien d’étonnant donc, rien d’injurieux à M. Le Maistre, que de reconnaître qu’il lui est arrivé, à cet esprit si élevé et si avide des hautes vérités, la même chose qu’on a précisément remarquée de certains empereurs et conquérants : il a eu ses deux phases. Dans la première, s’il ne marche pas avec, il marche droit du moins sur son temps ; il le contredit, il le croise, en le devançant, en l’expliquant. Dans la seconde, il veut pousser son œuvre individuelle, qu’il croit universelle, son pur paradoxe absolu ; il veut faire rétrograder ou dévier son temps, il le violente ; ce ne sont plus que des éclats.

En mai 1809, il achevait d’écrire son petit traité sur le Principe générateur des Constitutions politiques. C’est le premier ouvrage de lui qui s’échappa de son portefeuille après son long silence ; il le publia à Saint-Pétersbourg dans les premiers mois de 1814[1]. Un exemplaire en vint en France aux mains de M. de Bonald, un peu après la Charte : furieux

  1. M. de Saint-Victor (préface des Soirées) dit que le Principe générateur fut publié à Saint-Pétersbourg dès 1810 ; l’exact Quérard