Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/441

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a de ces esprits élevés, hardis, même insolents (je répète ce mot inévitable), qui ne vous enfoncent ainsi la vérité que par leurs pointes. On la trouve aussitôt comme par opposition à eux ; mais, sans eux et sans leur insulte, on ne l’aurait pas trouvée. On pourrait citer nombre de ces vérités dues à de Maistre, auxquelles on ne se serait jamais élevé graduellement et progressivement en partant du point de vue libéral. Il vous fait brusquement sauter, on s’écrie ; on revient un peu en deçà, on y est. C’est sans doute ce qu’il avait voulu.

Il voulait s’égayer aussi ; il avait sa verve. Il disait souvent à l’un de ses amis en le consultant à propos des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Mettons cela, ajoutons cela encore, ça les fera enrager là-bas. » Il écrivait à un autre :« Laissons-leur cet os à ronger. » – Là-bas, c’est-à-dire Paris, Paris et l’esprit qui y régnait ; c’était pour lui à la fois Carthage à détruire, Athènes à narguer, sinon à charmer. Athènes, qui aime avant tout qu’on s’occupe d’elle, quand ce serait pour l’insulter et pour la battre, Athènes s’est montrée reconnaissante.

Au fait, il aimait la France, quoiqu’il ne dût jamais venir à Paris que quelques jours sur la fin. Il se sentait heureux quand il pouvait dire nous ; il est vrai que ce bonheur-là lui fut accordé bien rarement.

Sa colère ressemblait tout à fait à celle de l’Écriture : « Mettez-vous en colère et ne péchez pas. » C’était un tonnerre en vue du soleil de vérité et dans les sphères sereines, la colère de l’intelligence pure. Il eût vu Bacon, qu’au premier mot de rencontre et d’accord, au moindre signe commun dans le même symbole, il lui aurait sauté au cou.

On l’a pu trouver bien dur pour les protestants ; il a l’air, en vérité, de ne les admettre à aucun degré comme chrétiens, comme frères. On cite son mot presque affreux à Mme  de Staël, qui le voyant à Saint-Pétersbourg, le voulut