Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
éclaire et précise le passage de l’Art poétique : « Deux mois avant la mort de Molière, M. Despréaux alla le voir et le trouva fort incommodé de sa toux et faisant des efforts de poitrine qui sembloient le menacer d’une fin prochaine. Molière, assez froid naturellement, fit plus d’amitié que jamais à M. Despréaux. Cela l’engagea à lui dire : Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l’agitation continuelle de vos poumons sur votre théâtre, tout enfin devroit vous déterminer à renoncer à la représentation. N’y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles ? Contentez-vous de composer, et laissez l’action théâtrale à quelqu’un de vos camarades : cela vous fera plus d’honneur dans le public qui regardera vos acteurs comme vos gagistes ; vos acteurs d’ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. – Ah ! monsieur, répondit Molière, que me dites-vous là ? il y a un honneur pour moi à ne point quitter. – Plaisant point d’honneur, disoit en soi-même le satirique, qui consiste à se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle, et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie ! Quoi ? cet homme, le premier de notre temps pour l’esprit et pour les sentiments d’un vrai philosophe, cet ingénieux censeur de toutes les folies humaines, en a une plus extraordinaire que celles dont il se moque tous les jours ! Cela montre bien le peu que sont les hommes. » Boileau en effet ne conseillait pas à Molière d’abandonner ses camarades ni d’abdiquer la direction, ce que le chef de troupe aurait pu refuser par humanité, comme on a dit, et par beaucoup d’autres raisons ; il le pressait seulement de quitter les planches : c’était le vieux comédien obstiné qui chez Molière ne voulait pas. Boileau dut écrire, ce me semble, le passage de l’Art poétique sous l’impression qui lui resta du précédent entretien.

La postérité sent autrement ; loin de les blâmer, on aime ces faiblesses et ces contradictions dans le poète de génie ;